La Fabrique des non-problèmes. Ou comment éviter que la politique s’en mêle1 est un livre écrit par Emmanuel Henry, politiste et professeur de sociologie à l’Université Paris-Dauphine PSL, chercheur à l’IRISSO et directeur adjoint scientifique à l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS. L’essai est publié en 2021, aux Presses de Sciences Po, et s’inscrit dans la continuité des travaux d’Henry sur l’inaction publique liée, notamment, à la santé et à l’environnement.
Emmanuel Henry aborde l’action publique singulièrement. En effet, la littérature scientifique sur le sujet porte, presque exclusivement, sur la construction des politiques publiques. Pour citer certains auteurs, les ouvrages de Philippe Zittoun2, Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès3 ou encore Patrick Hassenteufel4 ont fait date en la matière. Henry fait de ces analyses de construction de l’action publique un point de départ. Dans son ouvrage, il étudie les processus conduisant à “des situations qui ne s’imposent pas comme prioritaires” (p. 23). L’auteur fait notamment référence aux travaux de Dahl5 ainsi que Bachrach et Baratz6 sur l’analyse (non-)décisionnelle du pouvoir et son aspect systémique.
L’attention est alors portée sur les acteurs et les représentations qui pérennisent l’absence de certains problèmes du débat et de l’action publics. Henry décompose le processus de construction des problèmes publics en un triptyque explicatif, chaque élément constituant un chapitre : Invisibilité, Ignorance et Inaction. L’approche analytique et innovante de l’action publique fait de ce livre un ouvrage remarquable offrant au lecteur un champ de réflexion nouveau pour aborder cette thématique. Ainsi, au même titre qu’il met en lumière l’absence de prise en charge étatique
de certains problèmes, Emmanuel Henry remédie également à l’absence de ce champ dans les travaux académiques le menant à se positionner politiquement, puisque “travailler sur une non-décision […] revient à affirmer indirectement que ces inégalités devraient faire l’objet d’une politique publique.” (p. 43).
Invisibilité, ou le cloisonnement de la connaissance dans des arènes discrètes
L’auteur, en première partie, constate que certaines situations ne deviennent pas des problèmes publics en raison d’une faible “publicisation” (p. 25). La transformation en scandale ne résulte pas d’un élargissement de la connaissance sur une situation ou des pratiques en elle-même, mais bien de sa propagation auprès de groupes qui en étaient jusqu’alors ignorants. L’accent est ainsi porté sur le rôle des “arènes médiatiques et judiciaires” (p. 25) dans la diffusion de la connaissance.
Ainsi que l’a fait Jacques Lagroye7, Henry élargit son étude de la seule sphère politique et identifie les stratégies des différents acteurs sociaux (scientifiques, société civile, acteurs politiques) cherchant à réduire ou instrumentaliser l’invisibilité qui empêche l’arrivée d’un problème à l’ordre du jour. Dès lors, tandis que les formes d’actions collectives sont utilisées par ceux qui n’ont pas d’autres ressources pour mettre la lumière sur certaines situations, le confinement à des espaces sociaux discrets est préféré par d’autres tels que les groupes de pression afin de monopoliser les problèmes, leur définition et leur prise en charge. La problématisation d’un problème serait donc le fruit de rapports de forces et de pouvoir au cours desquels certains acteurs sociaux cherchent à cantonner à des arènes discrètes expliquant l’institutionnalisation de l’invisibilité.
Cette première partie particulièrement riche en exemples concrets, notamment repris de précédentes recherches sur l’amiante, plonge dès ses premières lignes le lecteur dans l’inspection de ce à quoi il comprend n’avoir jamais pensé. En plus de susciter une curiosité nouvelle, ce chapitre ouvre la voie à une lecture éveillée dans laquelle il est conscient de son faible pouvoir d’action dans le jeu de construction de l’action publique.
Ignorance, ou l’institution du flou heuristique
Dans cette deuxième partie, Henry s’intéresse à la sphère scientifique et analyse les enjeux liés à la production et l’utilisation de la science dans la fabrication des non-problèmes. Il rappelle que le milieu scientifique est un espace social particulier, en aucun cas dénué d’intérêts économiques, sociaux et politiques, et “structuré autour de règles et d’enjeux” (p. 63) spécifiques qui conditionnent la production de connaissances. Une fois de plus, l’accent est porté sur la dimension structurelle de l’ignorance, instituée par l’inégalité des ressources entre ses acteurs. L’auteur met en lumière quatre phénomènes. Par celui “d’undone science”, il analyse notamment les infusions des industriels dans la “production d’ignorance” (p. 65), qui orientent les recherches afin d’éviter ou contrer des “savoirs gênants” (p. 69). Une fois la connaissance produite, elle peut être soumise à des stratégies de dissimulation conduisant à l’undone science, ou la “connaissance gardée secrète” (p. 76). Enfin au sein de l’appareil étatique, l’expertise constitue un filtre sélectionnant certaines connaissances produites par les scientifiques et en rejetant d’autres, pour les transmettre aux acteurs politiques et administratifs pour qu’ils prennent des décisions. Malgré la pertinence de ce chapitre, compte tenu de la forte coopération multi-niveaux et multi échelles de la communauté scientifique, nous déplorons l’absence de considération de l’expertise venant d’acteurs non étatiques ou intra et supra étatiques au sein de l’ouvrage.
Article Coécrit par Carole RAKOTONARIVO et Lou VERNIER
- HENRY Emmanuel, La fabrique des non‐problèmes. Ou comment éviter que la politique s’en mêle. Presses de Sciences Po, « Essai », 2021. ↩︎
- ZITTOUN Philippe, La fabrique politique des politiques publiques. Une approche pragmatique de l’action publique. Presses de Sciences Po, « Académique », 2013. ↩︎
- LASCOUMES Pierre, LE GALÈS Patrick, Sociologie de l’action publique. Armand Colin, « 128 », 2018. ↩︎
- HASSENTEUFEL Patrick, Sociologie politique : l’action publique. Armand Colin, « Collection U », 2011. ↩︎
- DAHL Robert, Who Governs? Democracy and Power in an American City, Yale University Press, 1961, [traduction française par BIRMAN Pierre et BIRNBAUM Pierre, Qui gouverne ?, A. Colin, 1971]. ↩︎
- BACHRACH Peter, BARATZ Morton, « Decisions and Nondecisions: An Analytical Framework », The American Political Science Review, American Political Science Association, vol. 57, n° 3, sept. 1963, pp. 632-642. ↩︎
- LAGROYE, Jacques, La politisation, Belin, Paris, 2003, 576p. ↩︎