Vincent POULIOT et Jean-Philippe THERIEN, Les Presses Sciences Po
L’ouvrage « Comment s’élabore une politique mondiale » a été écrit par Vincent POULIOT, professeur au département de science politique de l’Université McGill et Jean-Philippe THERIEN, un expert de la gouvernance globale à l’Université de Montréal. Cet écrit a été publié en 2023 aux Presse de Sciences Po. Ce livre apporte une analyse précise des mécanismes de construction des décisions à l’échelle des politiques internationales. La publication a lieu dans une ère où le multilatéralisme1 affronte des défis tels que la crise climatique, la montée du nationalisme et la multiplication des conflits.
Dans leur ouvrage, les auteurs tentent de démontrer que la fabrique des politiques mondiales résulte d’un rapport de force. Selon eux, l’élaboration des politiques mondiales est un véritable « bricolage » ou « patchwork » entre des clivages de valeurs et des pratiques de gouvernance. Ce concept de « bricolage » permet de comprendre la nature improvisée et aléatoire de la fabrique des politiques mondiales. D’autre part, les auteurs considèrent que la littérature scientifique récente reste trop en surface du politique, ainsi ils se proposent d’appréhender la nature politique de la gouvernance mondiale. Par conséquent, l’étude des pratiques est selon eux un moyen qui permet de mettre l’accent sur les relations de pouvoir qui structurent la fabrique des politiques mondiales.
Une question se pose à travers cet ouvrage : comment des politiques communes peuvent- elles émerger dans un système international anarchique, dans lequel s’imposent des logiques de puissance et les asymétries entre États ? D’après les auteurs, la gouvernance mondiale serait constituée comme « un chantier permanent », où chaque progrès serait le résultat de multiples négociations entre les différents acteurs. De plus, Thérien et Pouliot abordent l’évolution des acteurs non étatiques et leur représentation sur la scène internationale. Tout cela nous permet donc d’avoir une idée claire de l’élaboration des politiques mondiales.
Les chercheurs adoptent une approche empirique grâce à une observation participante, à des entretiens menés avec plusieurs acteurs ainsi qu’une analyse de textes officiels. Le livre est ainsi construit autour de trois grands points. Tout d’abord, une présentation des différents acteurs à l’échelle mondiale et une analyse des rapports de pouvoir. Ensuite, l’ouvrage aborde des études de cas en particulier sur les perspectives et les différentes limites de l’ONU. Enfin, pour conclure, Pouliot et Thérien proposent d’éventuelles limites et critiques, ainsi qu’une perspective sur des possibles changements. En effet, dans l’élaboration de politique mondiale, il est important de concilier rationalité et équilibre malgré les divergences possibles.
Les trois politiques retenues par les auteurs constituent le « triangle de l’ONU »2 selon les termes de l’ancien secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan. Pour Pouliot et Thérien, ces trois politiques publiques ont redéfini les valeurs et les pratiques de la gouvernance mondiale.
L’analyse menée va mettre en lumière les expérimentations ayant mené à la création des Objectifs de Développement Durable (ODD). Elle montre aussi que l’élaboration de cette politique est traversée par des relations de pouvoir et des choix politiques. Avec l’élaboration des ODD, le « benchmarking » ou programmation par objectifs est devenu la méthode dominante pour organiser le développement international. Elle consiste à fixer un certain nombre d’objectifs, ce qui s’avèrent utile pour mener des actions et ainsi mobiliser les ressources nécessaires à leurs aboutissements. La conception des ODD renforce la suprématie du « benchmarking » au détriment d’autres approches de la gouvernance mondiale comme la création de règles et de normes. Pour les auteurs, la programmation par objectif est une pratique politique qui est profondément déterminée par des rapports de force. Un des points importants et qui est d’ailleurs commun aux trois politiques analysées est que l’Agenda 2030 et les ODD peuvent être considérés comme un bricolage politique construit à partir de conceptions, de valeurs concurrentes du bien commun3. En effet, l’agenda 2030 comporte une multitude d’ambiguïtés et de formulations polysémiques qui masquent la multitude des clivages entre les acteurs.
Après l’analyse des ODD, les auteurs se penchent sur la construction du Conseil des droits de l’Homme (CDH). La fabrique du CDH tout comme celle des ODD résulte d’un bricolage de valeurs et de pratiques. De plus, l’institutionnalisation du CDH est un chantier permanent se caractérisant par un haut degré d’improvisation et de confusion dans l’adoption de certaines résolutions. Le CDH énumère un certain nombre de principes tels que l’universalité, la transparence ou encore la responsabilité, cette liste qui fait appel à des valeurs universelles4 permet de cacher les clivages entre les différents acteurs. Il existe bien des tensions inhérentes à ce langage propre à la fabrique des politiques mondiales. La notion de « convergence de façade » mobilisée par les auteurs illustre bien la dissimulation des clivages derrière des compromis polysémiques. L’élaboration de la politique mondiale des droits humains est donc guidée par des clivages de valeurs qui se manifestent dans des consensus polysémiques.
La volonté d’élaborer une doctrine de la protection des civils est née d’un consensus international : les civils sont devenus les principales victimes des conflits armés. Au niveau international, il y a un clivage entre les deux approches qui permettent de penser la protection des civils : l’approche sécuritaire et l’approche développementaliste. Les objectifs de cette politique comme le souhait d’un plus grand respect du droit international, reposent eux aussi sur des consensus fragiles. Pour les auteurs, ces objectifs sont traversés par des divergences d’interprétation, de valeurs. Par conséquent ce sont encore une fois des accords de façade. En effet, la protection des civils est une politique mondiale contestée, parce qu’elle repose sur des visions distinctes de ce qu’est le bien commun, il y a donc un clivage de valeurs. Pour cette politique, POULIOT et THERIEN mettent en avant que ce sont les résolutions adoptées par le Conseil de sécurité de l’ONU qui sont au centre de la fabrique de la doctrine de la protection des civils. Les résolutions émises sont des pratiques d’ancrage, elles ont balisé les contours et les tournants de cette politique. Ainsi, les autres acteurs internationaux se réfèrent toujours au contenu des résolutions dans leurs actions, leurs prises de parole. Le contrôle étroit de la production des résolutions par les membres du Conseil de sécurité fait que la politique de protection des civils est l’une des plus étato-centrées.
L’approche de cet ouvrage, de par sa mise en lumière des dynamiques de pouvoir et des conflits de valeurs, se veut pratique dans son analyse de la gouvernance mondiale, se distinguant de travaux plus théoriques. De là vient l’utilisation de la notion de « bricolage », inspirée de Claude Lévi-Strauss5, car ayant pour fin la description des combinaisons d’improvisation et de conflits sociaux dans la création des politiques mondiales. Bien que le sujet de l’élaboration des politiques mondiales soit très large, rendant sa complexité accrue, la structuration du livre demeure cohérente. Les cas concrets étudiés tout au long de l’ouvrage sont analysés selon la même méthodologie, avec un plan identique pour chacun. De plus, des tableaux de synthèse sont présentés de part et d’autre et des conclusions intermédiaires au sein des chapitres viennent clarifier le propos général, permettant une meilleure compréhension des mécanismes internes de l’ONU et des enjeux politiques concomitants.
En revanche, les limites que nous pouvons relever concernent une certaine complexité conceptuelle. En effet, bien qu’un effort de clarté et d’accessibilité de la part des auteurs soit visible dans les propos, les concepts théoriques tels que l’évaluation des politiques publiques ou la modernisation de l’Etat, et la technicité du langage utilisé peuvent entraver la compréhension de lecteurs moins aguerris aux enjeux de la science politique. Par ailleurs, les trois initiatives spécifiques de l’ONU sur lesquelles se concentrent les derniers chapitres sont assez pertinentes, mais épargnent d’autres organisations internationales. En effet, au-delà des Nations Unies, d’autres politiques mondiales, tels que les initiatives du G20 en matière de régulation financière post-2008, auraient pu être intéressantes à étudier et auraient pu enrichir et diversifier l’analyse de l’élaboration des politiques mondiales.
En fin de compte, l’ouvrage permet un approfondissement des connaissances en termes d’actions publiques internationales. L’explication des processus internes de l’ONU, des dynamiques de pouvoir et des conflits de valeur offre des perspectives nouvelles sur la façon dont les politiques mondiales sont construites. Cette analyse peut être bénéfique pour les professionnels ainsi que les chercheurs en action publique car elle souligne l’importance des négociations, des compromis et des luttes d’influence dans la mise en place des politiques à l’échelle internationale.
AL MAZOUZI Ilyas, DOUREL Antonin et ORRAN PEREZ Jules
Notes :
1 Bertrand Badie et Guillaume Devin, Le multilatéralisme : Nouvelles formes de l’action internationale, La Découverte, 2007
2 Jean-Marie Guéhenno, Le Premier XXIe siècle, Flammarion, 2021, p.80
3 Thomas G. Weiss, « Governance, Good Governance and Global Governance : Conceptuel and Actual Challenges », Third World Quartely, 2000, p.87
4 Robert W. Cox, « Social Forces, States, and World Orders »