Guillaume SACRISTE
En juin dernier, les élections européennes attiraient aux urnes plus de cent quatre-vingts millions d’Européens (sur les trois cent cinquante-huit virgule neuf millions de votants potentiels).
Cette faible participation, qui reste pourtant le meilleur taux du XXIème siècle, est particulièrement inégale entre les États-membres, oscillant entre les 89% de participation belges (vote obligatoire) et les piètres 21% croates. Ces résultats ne peuvent que donner du grain à moudre à Guillaume Sacriste, dans sa présentation d’une Europe faible et peu représentative.
Guillaume Sacriste est enseignant en sciences politiques à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et chercheur au CESSP. Il s’est d’abord intéressé aux prémices de la construction européenne, avec différentes contributions sur la société des nations ; avant de se rediriger vers l’Union européenne. Son ouvrage Le Parlement européen contre la démocratie ? paru en 2024 s’inscrit dans la continuité de ses ouvrages Pour un traité de démocratisation de l’Europe (2017) et Changer l’Europe c’est possible ! (2019), tous deux coécrits avec Stéphanie Hennette-Vauchez, Thomas Piketty et Antoine Vauchez.
Tous ces travaux ont une dimension politique bien plus qu’évidente. Ainsi, en parallèle de sa carrière universitaire, Guillaume Sacriste est engagé politiquement. Il s’est d’ailleurs présenté aux élections législatives de 2024 dans la deuxième circonscription de l’Orne, sous l’étiquette Nouveau Front Populaire.
Dans cet ouvrage, l’auteur argumente pour la création d’une assemblée aux côtés du Parlement européen. Ainsi, il dépeint une Union européenne affaiblie, en manque de représentativité. Que ce soit les faibles prérogatives du Parlement, ou les contournements institutionnels incessants face aux crises, menant à une gestion dite “hors les murs”1, les institutions européennes ne peuvent plus répondre démocratiquement aux différents enjeux se présentant devant elle. Alors, Guillaume Sacriste propose ce qui pourrait être selon lui la solution : une institution composée de parlementaires nationaux de chaque État-membre, venant donc renforcer le caractère représentatif et démocratique de l’Union européenne. Cette réforme institutionnelle semble d’autant plus nécessaire, au vu de la faiblesse criante de l’Union européenne face aux nouveaux enjeux internationaux (guerre en Ukraine, crise climatique ou montée du populisme) et face aux autres acteurs internationaux que sont, entre autres, la Chine et les États-Unis. Le constat est encore plus accablant avec l’élection de Donald Trump à la maison blanche quelques mois après la parution de ce véritable pamphlet pour une Europe plus représentative et crédible à l’échelle internationale.
Une crise du système démocratique européen ? Le constat accablant de Guillaume Sacriste
Dans cet ouvrage, Guillaume Sacriste part du constat que l’Union européenne est affaiblie par une gestion de crise antidémocratique. Ainsi, à l’origine, chaque élection européenne était le rituel démocratique de l’Union marquant la cohésion de ses Etats membres. Cependant, l’influence de l’Union européenne est aujourd’hui de moins en moins acceptée au sein de ces Etats. On est passé du consensus permissif au dissensus contraignant, ce qui a donné lieu à une politisation et une polarisation de l’Union européenne, qui sied d’ailleurs parfaitement à l’extrême droite. Alors, l’auteur avance que le seul moyen de redémocratiser l’Europe, tout en ralentissant l’ascension politique de l’extrême droite, est de redonner plus de pouvoir au Parlement européen. A l’image des fédéralistes européens qui cherchent aujourd’hui encore à limiter le pouvoir des institutions concurrentes, que ce soit celles de l’exécutif, les institutions indépendantes ainsi que les parlements nationaux, qui lui rappellent la faible légitimité du Parlement.
Cette faiblesse est illustrée par Guillaume Sacriste à travers la gestion européenne de la crise de 2008 et de la crise grecque. Selon Luuk Van Middelaar2, on est passé de la « politique de la règle », routinisée, bureaucratisée, à la « politique de l’événement » qui répond à des crises successives. Or, en période de crise, la prise de décision est monopolisée par l’exécutif qui décide à huis clos, parfois de manière informelle, l’avenir de 450 millions de personnes.
Dès l’annonce de la crise des subprimes, l’État d’urgence est déclaré, l’exécutif reprend la main excluant l’organe démocratique de l’Union européenne, le Parlement européen, des décisions car il n’aurait pas l’expertise nécessaire, ce que contredit l’auteur en constatant la présence de grands économistes du côté parlementaire comme Daniel Gros. Nicolas Sarkozy crée le G43 puis le « sommet européen de la zone euro » pour répondre à la montée fulgurante de la dette. Mais après de nombreux échecs, la politique de relance se fait au niveau national. Cette décision impacte la Grèce qui, devant rembourser cinquante-trois milliards d’euros, risque la banqueroute, ce qui impacterait les banques transfrontalières4 qui lui ont prêté de l’argent. Une fois encore, l’exécutif est privilégié : est mis en application, de manière plus rigide, le Pacte de stabilité et de croissance au détriment de la population grecque. Cette politique n’apportant pas assez de résultats, la Troïka, composée de la Commission européenne, la Banque centrale européenne et du Fonds Monétaire International, décide de prendre sous tutelle la Grèce et d’appliquer une politique néolibérale très forte. Le plan mis en place témoigne d’une austérité draconienne, « non-digne d’une démocratie moderne » selon Guillaume Sacriste. En outre, une partie du plan de relance de la Troïka relève du droit privé avec une société anonyme au Luxembourg, qui ne relève donc pas du droit européen, et exclut le Parlement européen.
La critique, évoquée plus haut, que fait Guillaume Sacriste de la dernière génération des fédéralistes vient clore la présentation, réalisée par l’auteur, de leur histoire, évolution et ambition de réforme, de 1950 à nos jours. Tout d’abord, l’auteur constate que le Parlement européen n’était pas initialement prévu dans le système institutionnel européen, le discours de Schuman, à l’initiative de l’Europe, en est la preuve : le Parlement européen n’est même pas mentionné. Une fois créé, il doit attendre 1957 et le Traité de Rome pour avoir un pouvoir législatif très faible. Les fédéralistes regrettent son impuissance et forment un groupe parlementaire pour réformer l’institution. Hans Furler est la première grande figure de ce fédéralisme européen, il rédige un rapport qui donne une nouvelle image de l’Assemblée. Ce rapport dicte la ligne de conduite fédéraliste. S’inscrit dans cette pensée le leader Altiero Spinelli, initiateur du mouvement « spinellien » et à l’origine du « club du Crocodile ». Pour enrichir et légitimer leur pensée, les fédéralistes font appel en 1980, par l’intermédiaire du COMINST, à des spécialistes du droit, mais aussi au monde universitaire, en particulier l’institut universitaire de Florence. Son successeur, le COMAFCO suit la même politique, il est accompagné de nouveaux acteurs, les Thinks Tanks, qui ajoutent une nouvelle expertise. Toutes ses idées réformistes sont révélées lors de la Convention sur l’avenir de l’Europe qui débute le 28 février 2002. Est discutée lors de cet évènement la volonté de réforme du Parlement européen par une reconfiguration de ses pouvoirs législatifs, mais aussi par une assemblée supplémentaire éventuelle, composée en partie de parlementaires nationaux. Mais ces propositions sont rejetées. Aujourd’hui, les fédéralistes prônent lamême politique, ce que Guillaume Sacriste regrette. Pour lui, leur position est anachronique étant donné que le consensus permissif a laissé place au dissensus contraignant. Cette faiblesse du Parlement européen n’est plus acceptable, son incapacité à attirer l’attention des électeurs et à représenter les milieux sociaux populaires profite à l’extrême droite. Sans structures intermédiaires, la marche est trop grande entre le national et l’Européen. On assiste selon l’auteur, à un phénomène de « twilight zone », les partis nationaux les plus nationalistes anti européens ont décidé de contester l’influence européenne, de l’intérieur, en affirmant leur position au sein des institutions de l’Union européenne.
Une nouvelle assemblée : un impératif pour l’Union en ces temps de crises ?
L’auteur ne s’arrête pas à la description de la gestion des crises par l’Union européenne, mais va plus loin dans le raisonnement, en liant ce manque de légitimité aux caractéristiques financières de l’Union et notamment à l’impossible budget européen, renforçant encore la nécessité d’une solution dans les plus brefs délais.
En utilisant l’exemple de la gestion de la crise Covid, Guillaume Sacriste dénonce la fragilité budgétaire de l’Union européenne qui découle de son fonctionnement institutionnel. En effet, le Parlement européen est marginal dans l’élaboration et l’application du budget de l’Union. Tout le système européen est tourné vers ses États membres. L’Union européenne est dans l’incapacité de lever l’impôt, pourtant synonyme de pouvoir politique ; elle est dépendante de ses États membres qui lui versent soixante-dix pour cent de son budget.
La crise Covid a été un signal d’alarme pour l’Union européenne. Elle a dû construire, dans l’urgence, un plan de relance efficace pour combler la dette croissante de ses États membres. Le 27 juillet 2020, après quatre jours de négociation au sein du Conseil européen, le plan est acté, deux nouveaux instruments financiers ont été élaborés : l’instrument SURE (cent milliards d’euros) et le plan NextGenerationEU (sept cent cinquante milliards d’euros). Cependant, en utilisant l’article 122 du TFUE5, l’exécutif a mis de côté une fois de plus le Parlement européen. Cet épisode illustre à la fois la faiblesse du budget européen ainsi que l’absence de fonction budgétaire du Parlement européen pourtant au cœur de la démocratie.
Alors, que ce soit pour la crise financière de 2008, pour la crise engendrée par la Covid-19 ou même plus récemment pour l’aide européenne en faveur de l’Ukraine, le rôle du Parlement européen est minime. Pour remédier à cela, Guillaume Sacriste veut d’abord supprimer l’article 122 du TFUE, « le 49.3 européen » pour redonner plus de prérogatives au Parlement européen. Il propose aussi la mise en place d’une assemblée transnationale composée de délégations nationales de parlementaires nationaux, au prorata, qui statuerait sur les questions budgétaires comme le cadre financier pluriannuel ou les ressources propres. Elle pourrait être soit permanente, soit épisodique à chaque vote sur le budget européen. Elle ne concernerait, au départ, que les États membres volontaires, puis, convaincus de son efficacité, les autres États la rejoindront. Ayant acquis une légitimité certaine grâce aux parlementaires nationaux, cette nouvelle assemblée sera à même de lever l’impôt. Quatre grands impôts européens seraient alors indispensables pour Guillaume Sacriste : un impôt sur le bénéfice des grandes entreprises, un autre sur les hauts revenus (au-delà de deux cent mille euros), un impôt sur les hauts patrimoines (supérieurs à un million d’euros) et un dernier sur les émissions carbones. Cette initiative augmenterait de quatre pour cent le PIB européen. La nouvelle assemblée, plus forte, aurait un certain contrôle sur l’exécutif, ce qui redonnerait aux citoyens le contrôle des politiques européennes qui leur échappent actuellement. Au regard de la multiplication des crises et du « bricolage évènementiel » de l’Union européenne, cette solution est nécessaire selon l’auteur et doit être mise en place rapidement. Pour autant, il ne faut pas sacraliser les parlements nationaux ou le Parlement européen, il est aussi nécessaire d’avoir des consultations citoyennes routinisées pour représenter de manière légitime les citoyens européens.
Pour arriver à cette solution, Guillaume Sacriste s’appuie sur de multiples sources, allant de travaux d’autres chercheurs à des articles de presse, en passant par des sources plus “brutes”, telles que des extraits de débats au Parlement. Parmi les auteurs cités, il semble intéressant de noter la récurrence des auteurs avec qui il travaille (Stéphanie Hennette, Thomas Piketty et Antoine Vauchez notamment). De plus, l’auteur se réfère particulièrement à La constitution de l’Europe de Jürgen Habermas, qui propose dès 2012 l’idée d’une chambre double, avec les parlementaires européens d’un côté et les parlementaires nationaux de l’autre. Guillaume Sacriste reprend cette idée, la développe et argumente pour. Dans son argumentation, il s’axe principalement sur quelques études de cas très précises et poussées, plutôt que sur une multitude d’exemples exhaustifs.
Ainsi, ce plaidoyer pour une meilleure représentativité de l’Union européenne propose une fine analyse de la gestion de la crise grecque et celle de la Covid-19. En effet, que ce soit par l’abondance ou la précision des sources utilisées, l’auteur fournit une analyse qualitative, concise et claire des évènements, qui dresse alors une approche horizontale de l’européanisation et des politiques publiques supranationales, à la croisée des approches classiques “bottom-up” et “top-down”.
L’utilisation d’une documentation pointue n’entraîne pas de difficulté dans la lecture de l’ouvrage, ce qui est évidemment louable. Enfin, qu’il y ait accord ou non avec la solution de l’auteur, il faut saluer la réelle volonté d’améliorer les choses en proposant une solution constructive et argumentée, plutôt qu’une critique stérile de l’institution européenne, bien trop présente dans certains discours actuels.
Cet ouvrage est donc d’une qualité certaine, mais présente tout de même quelques limites. D’abord, la dimension politique de l’ouvrage est indubitable, que ce soit dans la structure ou dans les choix d’événements ou de certaines statistiques : l’auteur mène clairement le récit pour nous amener à sa solution, qui semble alors idéale. De plus, ce panégyrique de la démocratie et du parlementarisme dresse une critique de la gestion dite « hors les murs » des différentes crises. Mais cette critique est nuançable : ainsi, on sait que plus il y a d’individus qui négocient, plus les compromis sont longs à trouver et la politique publique lente à mettre en place. En outre, Guillaume Sacriste omet de préciser que le Parlement est loin d’être un ensemble monolithique et qu’il est en réalité traversé par de nombreuses luttes et conflits de pouvoir. Alors, dans une logique de rationalité, on peut se demander si l’assemblée parlementaire décrite par l’auteur est vraiment la solution la plus efficace pour agir vite face à une crise. Une solution intermédiaire semble alors requise, car il est évident que la dimension représentative est largement nécessaire dans les politiques publiques européennes. Peut-être qu’un système dans l’esprit de la commission mixte paritaire française permettrait de faire face aux crises, avec représentativité et efficacité.
En définitive, cet ouvrage de Guillaume Sacriste propose une analyse critique des institutions européennes, assortie d’une possible solution. En effet, l’auteur dénonce le manque croissant de représentativité au cœur de l’Union européenne à travers deux exemples principaux que sont les conséquences de la crise des subprimes et la Covid-19. En présentant un “impossible budget européen”, l’auteur délégitime une nouvelle fois le Parlement européen, qui serait aujourd’hui obsolète, voire “contre la démocratie”, au regard du titre de l’ouvrage. Ce cheminement lui permet donc d’ouvrir sur la création d’une nouvelle assemblée, venant combler un fort déficit démocratique, présenté tout au long du livre. Ce manque de représentativité de l’Union européenne nous alarme tout autant que l’auteur et semble plus que jamais être au centre des thèmes de l’action publique, qu’elle soit européenne, nationale, ou plus locale.
Lucien MÉTAYER–FAUCHON et Antoine SALIOT
Notes
1 Guillaume SACRISTE, Antoine VAUCHEZ, « L’Euro-isation de l’Europe. Trajectoire historique d’une politique « hors les murs » et nouvelle question démocratique », Revue de l’OFCE, 164, 2019, p. 5-46.
2 Luuk VAN MIDDELAAR, écrivain et philosophe néerlandais, Guillaume SACRISTE rappelle que c’est un des conseillers du Président du Conseil européen Herman VAN ROMPUY et que son point de vue peut donc être biaisé.
3 G4 : groupe composé de quatre membres du G8, aussi appelé le Big four (France, Allemagne, Italie, Royaume-Uni) https://www.liberation.fr/futurs/2008/10/04/le-g4-au-secours-des-etablissements- financiers-europeens-en-difficulte_112098/
4 Banques transfrontalières : BNP Paribas en France, Dexia en Belgique, des banques allemandes, etc.
5 L’article 122 du TFUE :
- Sans préjudice des autres procédures prévues par les traités, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut décider, dans un esprit de solidarité entre les États membres, des mesures appropriées à la situation économique, en particulier si de graves difficultés surviennent dans l’approvisionnement en certains produits, notamment dans le domaine de l’énergie.
- Lorsqu’un État membre connaît des difficultés ou une menace sérieuse de graves difficultés, en raison de catastrophes naturelles ou d’événements exceptionnels échappant à son contrôle, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut accorder, sous certaines conditions, une assistance financière de l’Union à l’État membre concerné. Le président du Conseil informe le Parlement européen de la décision prise.
Pour aller plus loin :
BOURG Dominique, Inventer la démocratie du XXIe siècle. L’Assemblée citoyenne du futur, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2017.
HABERMAS Jürgen, La constitution de l’Europe, Paris, Gallimard, 2012.
RHINARD Mark, NUGENT Neil, E. PATERSON William, Crises and Challenges for the European Union (dir.), Londres, 2023.
VAN MIDDELAAR Luuk, Le passage à l’Europe. Histoire d’un commencement, trad. CUNIN Daniel, VANWERSCH-COT Olivier, Paris, 2012, [éd. néerlandaise : 2009].