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Politiques de lutte contre la radicalisation

Juliette GALONNIER, Stéphane LACROIX et Nadia MARZOUKI, (dir.), Paris, Les Presses de Sciences Po, “l’enjeu mondial”, 2022, 188p

Depuis 2010, l’usage du terme « radicalisation » a considérablement augmenté, notamment dans les discours médiatique et scientifique. Le problème étant l’instabilité linguistique et théorique de la définition de « radicalisation » autant sur ce qui doit être combattu que dans la mise en place des politiques publiques. Le concept en lui-même de la “radicalisation” est encore débattu par de nombreux experts et chercheurs.

L’ouvrage collectif publié en 2022, de Juliette GALONNIER, Stéphane LACROIX et Nadia MARZOUKI, tous.te.s au CERI, explique que les pouvoirs publics adoptent principalement une approche sécuritaire, axée sur la prévention. Juliette GALONNIER apporte une lecture sociologique, analysant les parcours individuels de « radicalisation », en soulignant la diversité des trajectoires et en déconstruisant les stéréotypes, étant spécialiste des dynamiques de conversion religieuse et des minorités musulmanes en Europe. Stéphane LACROIX, politologue spécialiste du monde arabo-musulman et des mouvements islamistes, apporte un regard comparatif international, notamment grâce à ses expertises axées sur le Moyen-Orient. Nadia MARZOUKI, politiste spécialisée dans la religion et la citoyenneté, examine les conséquences démocratiques et juridiques des stratégies de prévention, en mettant l’accent sur leur impact sur les libertés publiques et la citoyenneté. Ces politiques visent principalement l’islam, faisant des musulmans la population principale ciblée. L’ouvrage se veut également descriptif, par les différentes études de cas, et expose l’action publique de la lutte contre la radicalisation à travers le monde. L’objectif est d’illustrer la mise en place des politiques publiques de lutte contre la radicalisation, l’intérêt que trouvent les États ainsi que le public visé par ces politiques.

Dès lors, une question s’impose : dans quelle mesure les politiques publiques de lutte contre la radicalisation parviennent-elles à concilier impératifs sécuritaires, respect des libertés fondamentales et préservation du lien social ? Pour y répondre, les auteurs explicitent 7 chapitres, analysant les politiques publiques dans les quatre coins du monde. Deux binômes se détachent alors dans ces chapitres : d’un côté la prévention et la contre-radicalisation, et de l’autre le désengagement et la déradicalisation, ce qui constitue ici nos deux axes d’études.

Les enjeux des politiques publiques de prévention et de contre-radicalisation dans le monde

La première étape de la mise en place de politiques publiques de lutte contre la radicalisation est la mise en place de programmes de prévention. En effet, celle-ci consiste à identifier les facteurs de vulnérabilité qui peuvent conduire à la radicalisation. L’objectif principal de ces politiques publiques est donc d’anticiper et de diminuer les risques qu’un individu ne bascule dans une idéologie extrémiste. À cela, l’ouvrage propose plusieurs exemples de politiques publiques de prévention, depuis les années 2000 notamment en Europe, en réponse à la montée des attentats djihadistes. Dans le chapitre 1, Didier BIGO et Emmanuel-Pierre GUITTET nous illustrent la mise en place des politiques de prévention de façon chronologique. Dans un premier temps, pionnier de ces politiques publiques de prévention, le Royaume-Uni est l’un des premiers pays à mettre en place un programme dédié, « CONTEST », élaboré en 2003 puis révisé par la suite en 2009. Celui-ci va reposer sur quatre grands piliers, dont le plan « PREVENT » qui vise spécifiquement à identifier et empêcher les individus de s’engager dans des mouvements extrémistes. Ce programme s’appuie sur la détection

précoce des signes de radicalisation, notamment en formant les enseignants, les médecins et les travailleurs sociaux à signaler les individus à risque. Dans la même lancée, l’Allemagne, dès 2004, lance des programmes socio-éducatifs de prévention dans les écoles afin de sensibiliser les jeunes aux risques de l’extrémisme. Les auteurs montrent que la prévention est donc multi-acteurs. En France, ce n’est que suite aux attentats de 2015 que les politiques publiques ont basculé du répressif au préventif1. À l’opposé des démocraties libérales qui mettent souvent l’accent sur les droits de l’homme, l’inclusion et la détection précoce dans leur discours de prévention, en Égypte, celle-ci se transforme en un instrument permettant au pouvoir en place de maîtriser les oppositions politiques et religieuses. C’est ce que nous dépeignent Erik SKARE et Stéphane LACROIX dans le chapitre 4.

Si la prévention cherche à agir au préalable un autre pan des politiques publiques se déploie une fois la radicalisation amorcée : c’est le champ de la contre-radicalisation.

Contrairement à la prévention qui agit en amont, la contre-radicalisation intervient lorsqu’un individu est déjà radicalisé, considéré “à risque” ou alors dans des milieux sociaux ou l’idéologie extrémiste se diffuse c’est notamment le cas dans les prisons françaises explicitées dans la chapitre 2 l’ouvrage avec Claire de GALEMBERT. La contre-radicalisation prend alors en compte l’ensemble des politiques et des actions visant à freiner ou inverser un processus de radicalisation déjà engagé. En effet, le cas pris en exemple par les auteurs dans le livre illustre ce processus de contre-radicalisation. Dès 1995, suite à l’arrestation de membres du GIA (groupe islamique armé), les prisons françaises sont alors vu comme le principal « foyer » de diffusion des idéologies extrémistes notamment islamique2. Un tournant majeur aura lieu dès 2015, ou les prisons vont s’autonomiser vis à la constitution d’un espace d’intervention propre avec ses personnels dédiés et ses processus de professionnalisation propre à la radicalisation. En France, dès 2016, l’apparition de médiateur du fait religieux permet aux détenus d’avoir un accompagnement en déconstruisant l’idéologie extrémiste, malgré la laïcité de la France l’accent est mis sur l’idéologie et le politico-religieux.

Ce traitement centré sur l’individu “à risque”3 contraste avec les dynamiques observées dans d’autres contextes nationaux, où la lutte contre la radicalisation prend une dimension plus politique et idéologique, comme c’est le cas aux États-Unis tel que nous l’expose Sahar AZIZ dans le chapitre 7.

Depuis le 11 septembre 2001, les musulmans aux États-Unis, bien que représentant seulement 2 % de la population, sont devenus des “ennemis de l’intérieur”. Contrairement à certains pays européens comme vu précédemment où les dispositifs passent par des institutions sociales ou éducatives, aux États-Unis, de nombreux programmes dits « préventifs » prennent la forme de partenariats entre agences de renseignement (FBI, DHS) et leaders communautaires. Malgré un changement progressif de discours lors des successives administration de BUSH a BIDEN, la surveillance des musulmans reste une constante des politiques antiterroristes américaines. Bien que, depuis l’administration de TRUMP la menace de l’extrême droite et de la suprématie blanche est enfin prise en compte. Par la suite, ce n’est qu’en mars 2021, que les services de renseignement américains identifient enfin les milices extrémistes comme la principale menace terroriste intérieure, reconnaissant ainsi ce danger. Ainsi, le cas américain est révélateur de l’ambiguïté entre prévention et contre-radicalisation Les politiques dites « préventives » sont en réalité souvent répressives et discriminatoires, ciblant des groupes entiers plutôt que des comportements. A l’instar, les efforts de « contre-radicalisation » ne visent pas les trajectoires individuelles mais expose un soupçon globalisé, alimenté par un imaginaire de la menace4.

Les défis et limites de la déradicalisation : réintégrer les individus radicalisés dans la société

La déradicalisation vise une démobilisation totale des individus radicalisés, qui ne se limite pas à une rupture avec les groupes ou réseaux incriminés, mais en une véritable transformation idéologique et cognitive interne. L’objectif est donc d’amener les individus concernés à renoncer à une idéologie violente. Les politiques de déradicalisation impliquent une diversité d’acteurs et d’actrices et varient en fonction des contextes nationaux. Ces politiques publiques oscillent entre approches sécuritaires, programmes de rééducation religieuse et initiatives de réinsertion sociale.

En premier lieu, les acteurs institutionnels tels que les Etats, mais également les administrations publiques et pénitentiaires ou encore les services de renseignement, jouent un rôle clé5.

Au niveau international, nombreuses sont les organisations à l’instar de l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), qui collaborent étroitement avec les gouvernements et les acteurs locaux. C’est le cas au Nigéria par exemple, tel que nous le montre Vincent FOUCHER dans le chapitre 6, évoquant l’Operation Safe Corridor, qui a pour principal objectif la réinsertion d’anciens combattants de Boko Haram, un mouvement islamiste et hostile à toute influence occidentale.

Par ailleurs, les associations jouent également un rôle important dans l’accompagnement, c’est notamment le cas du Centre de Prévention des Dérives Sectaires liées à l’Islam en France (CPDSI), qui accompagne d’anciens radicaux ainsi que leurs familles. Ces dernières sont souvent au premier plan, et des dispositifs existent et sont mis en place afin de les aider à détecter les signes de radicalisation et d’embrigadement à l’Islam radical. De même, les universitaires et les experts analysent et proposent des solutions adaptées aux différents contextes. En Chine par exemple, il existe un débat sur la nécessité de forger une identité nationale forte, afin d’intégrer les jeunes issu.e.s de minorités ethniques.

Parmi les nombreux dispositifs mis en place par ces acteurs et actrices dans le cadre des politiques publiques de lutte pour la déradicalisation, d’autres acteurs et actrices interviennent. En milieu carcéral, des « unités dédiées » aux détenus radicalisés permettent l’intervention d’acteurs et d’actrices spécifiques, tels que des psychologues, des imams et des travailleurs et travailleuses sociaux, complétant le large panel d’acteurs et d’actrices impliqué.e.s dans cette lutte.

Nonobstant ces efforts et ces initiatives, les résultats demeurent souvent décevants. Certains programmes montrent leurs limites, voire s’avèrent contre-productifs. Malgré des moyens considérables à destination des politiques publiques de déradicalisation, plusieurs obstacles majeurs persistent. Effectivement, leur efficacité reste difficile à mesurer en raison du manque de suivi des anciens individus radicalisés, mais également par le manque de cohérence de certains programmes. C’est ce que démontre Tom PETTINGER, dans le chapitre 3, lorsqu’il évoque le manque de cohérence des programmes en Norvège, ceux des Balkans occidentaux, mais également ceux du Royaume-Uni. Ces trois cas d’études européens montrent une certaine “obsession” de l’Islam, au détriment des groupes et mouvements violents d’extrême droite, très actifs. Par ailleurs, certaines politiques privilégient une approche sécuritaire au détriment de l’accompagnement social et psychologique notamment en France6. De plus, dans certains pays, les politiques de déradicalisation sont instrumentalisées à des fins politiques, devenant de véritables outils de répression politique. À l’instar de la Chine et de son gouvernement, qui présente la région du Xinjiang comme un foyer d’extrémisme islamique afin de justifier l’internement de plus d’un million d’Ouïgoures dans des « centres de formation »7. Néanmoins, il s’agit en réalité d’un projet d’assimilation forcée et de contrôle politique, dans lequel la déradicalisation sert de prétexte à l’effacement des pratiques culturelles et religieuses des minorités musulmanes.

D’autres régimes, comme l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis et l’Egypte, détournent aussi la déradicalisation pour éliminer toute opposition islamiste, même pacifique. Erik SKARE et Stéphane LACROIX, dans le chapitre 4, se concentrent sur ces pays marqués par une forte instabilité et un autoritarisme politique fort. Perçus comme étant de véritables pionniers dans la mise en place des programmes de déradicalisation, leurs politiques publiques suivent la logique des « quatre R », que sont le révisionnisme idéologique, la rééducation idéologique, la réforme religieuse, mais aussi la répression. Il y a derrière tout cela une volonté de maintenir leur pouvoir tout en écartant les oppositions politiques.

Finalement, ces politiques ciblent presque exclusivement l’islam, radical ou non, alors que les mouvances d’extrême droite connaissent une expansion fulgurante, notamment en Europe et aux Etats-Unis. La radicalisation suprémaciste blanche est encore largement sous-estimée, malgré les violences qu’elle engendre. Ce déséquilibre pose la question d’une approche biaisée de la déradicalisation et de sa capacité réelle à répondre aux menaces actuelles.

Vers une lecture critique des politique de lutte contre la radicalisation

La conclusion de l’ouvrage, assurée par Olivier ROY, revient sur les différentes visions de l’Islam, de ses principes et de l’image que devraient incarner les musulman.e.s. L’ensemble de l’ouvrage se distingue par sa clarté et sa synthèse, offrant une analyse fine des politiques de lutte contre la radicalisation à travers diverses régions du monde. Il met en lumière à la fois la complexité du terme de “radicalisation”, ainsi que des autres termes sous-jacents, et la diversité des enjeux auxquels ces politiques doivent répondre.

Chaque chapitre s’appuie sur des schémas, cartes ou graphiques facilitant la compréhension de ces politiques, et les focus thématiques permettent d’approfondir certains aspects spécifiques de cette lutte aux multiples facettes. Plus précisément, les différents chapitres issus de ce travail collectif, nous donnent à voir les divergences et les convergences qui existent entre les programmes. Chaque région du monde faisant face à des enjeux différents, les politiques publiques ne sont donc pas toujours les mêmes, et les auteur.e.s ont su nous éclairer là-dessus. Néanmoins, le point de convergence de toutes ces politiques reste la focalisation quasi-systématique sur l’Islam et les musulman.e.s. Cette cible musulmane est constante, que cela soit en Chine, en Europe, aux Etats-Unis et même dans le monde arabe, les Etats concentrent leurs moyens dans la surveillance de la communauté musulmane. Cette attention exclusive occulte parfois d’autres menaces extrémistes bien réelles.

L’approche nuancée des auteur.e.s nous incite à reconsidérer les discours tendant à stigmatiser les populations musulmanes, fréquemment érigées en boucs émissaires au détriment du respect des droits et libertés individuelles. Pour compléter la critique de la stigmatisation des populations musulmanes par les pouvoirs publics, une approche typologique des formes de radicalité aurait apporté un éclairage pertinent. C’est ce que proposent Fabien CARRIE et Laurent BONELLI, en identifiant quatre registres de radicalité, qui mettent en évidence l’hétérogénéité des trajectoires et des logiques d’engagement.

Morgane ROUX et Mila SCHEFFMANN

Notes

1 En France, la lutte contre la radicalisation s’intensifie depuis plusieurs années. En 2019, plus de 21 000 individus étaient inscrits au fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT).

2 Plus encore, les prisons deviendrons la pierre angulaires de la doxa qui oriente les politiques publiques de lutte contre la violence politique liée à l’islam.

3 Entre 2016 et 2021, on constate dans les prisons une diminution du nombre d’entrées de détenus en droit commun susceptible de radicalisation (DCSR), mais aussi une augmentation du nombre de terroristes islamistes (TIS). Nous pouvons alors nous demander si les politiques publiques de prévention ont un réel impact sur le passage à l’acte des individus.

4 Didier Bigo met en évidence dans Terror, Insecurity and Liberty (2008) que les politiques antiterroristes des gouvernements libéraux se fondent davantage sur une perception de la menace que sur une analyse factuelle des risques. Cela légitime donc des actions de surveillance spécifiques, notamment à l’égard des musulmans.

5 C’est par le haut, par les Ministères par exemple, que les politiques publiques se développent et se mettent en place dans la société.

6 C’est le cas des politiques françaises, étudiées par Didier Bigo et Emmanuel-Pierre Guittet. Pensés avec tout dans une logique préventive, ces programmes ont développé une « culture du soupçon », exclusivement réservée aux musulman.e.s, qui en sont les principales cibles. Malgré la mobilisation de psychologues et de travailleurs et travailleuses sociaux dans les « unités dédiées » aux détenus radicaux en prisons, l’accompagnement y reste très restreint et peu efficace.

7 C’est ce que nous montre Jérome Doyon, lorsqu’il dit qu’officiellement, ces centres sont destinés à prévenir le terrorisme, tout en « rééduquant » la population locale contre « les opinions religieuses déformées »

Pour aller plus loin :

  • Laurent Bonelli et Fabien Carrié (2018), La Fabrique de la radicalité. Une sociologie des jeunes djihadistes français, Paris, Seuil, 312 p.
  • Assemblée nationale. (2019). Rapport d’information déposé en application de l’article 145 du règlement sur les services publics face à la radicalisation (n°2082). Présenté par Eric Diard et Eric Poulliat. XVe législature. Disponible sur https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_lois/l15b2082_rapport-information
  • Didier Bigo et Anastassia Tsoukala (dir.), Terror, Insecurity and Liberty: Illiberal Practices of Liberal Regimes after 9/11, Routledge, 2008.
  • CPDSI – Centre de Prévention contre les Dérives Sectaires liées à l’Islam. (2014). Document repères : Principaux repères de l’embrigadement et de la méthode de désembrigadement. Dirigé par Dounia Bouzar.

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