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Articles / Analyses Comptes Rendus

Le biais comportementaliste

Henri BERGERON, Patrick CASTEL, Sophie DUBUISSON-QUELLIER, Jeanne LAZARUS, Etienne NOUGUEZ, Olivier PILMIS

Dans de nombreux pays, l’approche comportementale s’est imposée dans l’élaboration des fabriques de politiques publiques depuis une vingtaine d’années. Cet ouvrage collectif publié en 2018 revient sur cette forme d’intervention publique sur et par les comportements individuels. Née, en partie, de l’opposition avec l’idéal-type de la théorie néoclassique de l’Homo œconomicus1, l’économie comportementale va largement influencer une nouvelle vision du processus de création des politiques publiques à travers une étude des biais cognitifs. Ce paradigme naissant a suscité une réflexion de la part de ces six auteurs : Henri BERGERON, Patrick CASTEL, Sophie DUBUISSON-QUELLIER, Jeanne LAZARUS, Etienne NOUGUEZ, Olivier PILMIS.

Cet ouvrage réalisé par ces chercheurs du Centre de sociologie des organisations, paru dans Sciences Po Press, s’intéresse à l’application de ces théories depuis une vingtaine d’années dans le processus de création des politiques publiques. Il s’interroge sur la manière dont s’est imposé le succès académique puis politique de cette nouvelle discipline tout en remettant en cause, aujourd’hui, son hégémonie. Nous reprendrons le plan synthétique des auteurs, en trois parties.

La réussite de l’économie comportementale dans le monde académique

L’économie comportementale a rapidement reçu un succès académique important. Cette sous-discipline s’appuie sur l’intégration plus importante de sa discipline mère, l’économie, dans le monde politique pour jouer un rôle dans l’action publique plus important que les autres disciplines comportementales. Elle devient ainsi la discipline de l’efficacité qui doit être enseignée pour faire preuve de modernité. Les auteurs montrent qu’elle se distingue par son approche inductive et expérimentale afin d’analyser des comportements concrets en partant du postulat que les individus ont une rationalité limitée, ce qui rompt avec l’analyse de l’Homo œconomicus de l’économie néoclassique et de son approche hypothético-déductive. En outre, l’économie comportementale se permet de juger le bien-fondé des comportements car ils reposent sur des biais, mais ça n’en fait pas pour autant des comportements imprévisibles (page 14).

Le courant dominant de l’économie comportementale repose sur les travaux de deux psychologues israéliens, Daniel Kahneman et Amos Tversky, qui ont développé, en 1979, la théorie économique des perspectives devenant le label des sciences comportementales (page 23). Il conceptualise une nouvelle opposition entre « l’humain » concret et réel de la théorie comportementale et « l’écons »2 abstrait et fictif de la théorie néoclassique. L’économie comportementale montre ainsi que les comportements des agents sont influencés par des biais cognitifs définis par des expériences menées par des psychologues et des économistes, ce qui permet de prédire des comportements jugés irrationnels (page 22).

A travers une analyse bibliométrique de l’économie comportementale (voir schéma : 1ère partie), les auteurs vont montrer son institutionnalisation progressive dans le champ académique, marquée notamment par le prix Nobel d’économie de D. Kahneman en 2002, au détriment de la théorie néoclassique, mais aussi d’autres théories comportementales qui vont essayer de discréditer les travaux de D. Kahneman et A. Tversky (page 25). On peut citer par exemple l’économie institutionnelle de Herbert Simon qui s’oppose sur de nombreux points méthodologiques et de réflexions à l’économie comportementale, notamment en proposant une rupture plus radicale avec l’économie mainstream. Il y a aussi la neuroéconomie qui forme une alliance avec les neurosciences tout en restant dans la continuité de la théorie des perspectives et des travaux de D. Kahneman, comme son double système de pensée des individus (page 44). Cette première histoire réussie au sein du champ académique justifie, en partie, son succès lors de sa seconde histoire dans le champ de l’action publique.

La transposition dans le champ politique de l’économie comportementale

Dans ce second chapitre, les auteurs nous montrent que le succès des sciences comportementales au sein du champ scientifique va permettre leur transposition dans le champ politique à partir des années 2000. En effet, cette transposition est due à l’économiste Richard Thaler et au juriste Cass. R Sunstein, qui ont été inspirés par les travaux de Daniel Kahneman. En 2008, ils développent ainsi la notion de nudges, ce qui signifie « coup de coude »3 (en anglais).

Ces nudges ont vocation à créer une architecture de choix permettant une intervention discrète et indolore sur et par les biais cognitifs des individus à travers des dispositifs ludiques à coût modeste. Il existe ainsi une trentaine de biais cognitifs tels que le biais de statu quo ou de la règle par défaut (page 50). Ce biais est, par exemple, utilisé par la France pour rendre a priori l’accord des individus pour le don de leurs organes. Ces nudges sont particulièrement appréciés par les décideurs de l’action publique. Par conséquent, cette discipline est beaucoup utilisée dans l’élaboration des politiques publiques dans les démocraties occidentales notamment aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. En 2010, David Cameron, alors Premier ministre, crée, par exemple, le Behavorial Insights Team (BIT), qui a pour mission d’adapter aux politiques publiques les résultats de l’économie comportementale. C. Sunstein deviendra alors conseiller de cet organisme en 2015. Cependant, dans d’autres pays, son utilisation est moins systématique, moins consensuelle et plus tardive comme au Japon et en France (pages 57 à 65). Il y a donc une influence des nudges différentiels selon les pays, mais ils sont néanmoins très appréciés en général par les décideurs publics.

Les raisons du succès des nudges sont multiples. Tout d’abord, dans le contexte de la pensée néolibérale, l’État est un État régulateur, qui n’a plus le monopole sur l’action publique et qui ne doit plus exercer de grandes mesures coercitives. Les nudges permettent donc à l’État d’intervenir. De plus, ces nudges permettent des politiques publiques au coût modeste, ce qui est apprécié par les pouvoirs publics dans le contexte de grande dette des États. Enfin, il y a un contexte de délégitimation des savoirs des sciences sociales dans l’élaboration de l’action publique (page 69). Les autorités chargées de l’élaboration des pouvoirs publics privilégient donc une nouvelle discipline pour l’élaboration des politiques publiques.

La critique de l’hégémonie de l’économie comportementale

Dans cette partie finale de l’ouvrage, les auteurs proposent différents points de critique pour remettre en cause l’hégémonie de l’économie comportementale dans la fabrication des politiques publiques. D’abord, ils révèlent un phénomène qui fausse l’évaluation de l’efficacité des nudges, le nudge washing4. En effet, il amène à créer une définition extensive des politiques comportementalistes surévaluant son efficacité et simplifiant les problèmes sociaux et leurs résolutions. La source des problèmes sociaux semble être les biais de rationalité pour l’économie comportementale qui propose de changer l’environnement immédiat comme la solution pour corriger les comportements individuels. C’est un paradigme cohérent permettant son succès politique, ce qui éclipse les autres théories des sciences sociales (page 79). Cependant, l’économie comportementale ne prend pas en compte des situations sociales et relationnelles complexes. En effet, l’environnement social n’est pas seulement une juxtaposition d’individus isolés et mimétiques mais bien un système de relations, d’organisations, de règles et d’institutions sociales complexes.

Un autre point de critique des auteurs porte sur la définition limitée de la rationalité et son contraire, l’irrationnalité, reposant sur l’idéal-type de l’Homo œconomicus là où la sociologie défend une définition beaucoup plus large (pages 80 – 81). L’économie comportementale a aussi tendance à considérer les biais cognitifs économiques comme des invariants anthropologiques universels pour tous les êtres humains sans considération des particularités sociales. L’individu social, dans la théorie économique, est vu comme un acteur stable, immuable qui n’a pas de capacité d’apprentissage. Ce qui pousse les auteurs à montrer que, d’un point de vue sociologique, les goûts et les valeurs ont une origine sociale et peuvent potentiellement évoluer, puisque les individus peuvent apprendre (page 84). Ils vont plus loin en accusant l’économie comportementale de faire preuve de paternalisme libertarien en manipulant les individus avec les sludges5. La sociologie montre l’importance dans une démocratie de la participation des citoyens, alors qu’au contraire, la théorie comportementale ne se donne pas les moyens de stimuler leur réflexivité.

La méthodologie expérimentale et empirique des nudges est aussi dénoncée par les auteurs puisqu’elle simplifie les réalités sociales et relationnelles (pages 92 – 93). Cet écueil méthodologique est d’autant plus problématique puisque l’économie comportementale se veut hégémoniste dans le champ de l’action publique et refuse une pluridisciplinarité des sciences sociales. Finalement, les auteurs dénoncent son inefficacité et son ambition limitée, puisqu’elle ne peut pas changer les structures sociales profondes et est vouée à s’affaiblir dans le temps (pages 99 – 100). C’est donc un danger pour les anciennes politiques (santé) mais surtout pour les nouveaux domaines (écologie), puisqu’elle va individualiser les politiques publiques, mettant en échec le projet durkheimien d’une société collective6.

Cet ouvrage propose une vue d’ensemble sur l’économie comportementale et son rôle dans l’action publique depuis ces dernières décennies. Il est structuré en trois parties synthétiques : d’abord, il retrace l’histoire des sciences comportementales et la réussite dans le champ académique de l’économie comportementale. Ensuite, il montre son succès politique, notamment dans l’élaboration des politiques publiques. Enfin, les auteurs adoptent une posture critique, dénonçant l’hégémonie de cette discipline. Ils appellent à davantage de pluridisciplinarité entre les sciences sociales.

La force de cet ouvrage est sa capacité à synthétiser clairement et efficacement l’histoire et le poids de cette discipline, permettant de dégager les enjeux liés à la fabrique des politiques publiques. De par sa clarté, l’ouvrage est autant accessible au profane de l’action publique qu’aux plus expérimentés par son analyse concise et exhaustive des nudges. Cependant, la troisième partie du livre révèle la volonté des auteurs de défendre leur approche des politiques publiques à travers la sociologie, puisque ce sont des sociologues. C’est ainsi qu’ils opposent les limites de l’économie comportementale aux avantages de la sociologie. Il dénonce donc l’hégémonie de l’économie comportementale et promeut un discours pluridisciplinaire au sein de la fabrique des politiques publiques. Cette conclusion de l’ouvrage nous a incités à une réflexion sur le manque de communication entre les différentes disciplines qui participent à la fabrique des politiques publiques, ce qui ne permet pas pleinement son efficacité. De plus, ce problème ne semble pas être sur le point de se résoudre, puisque la place de l’économie comportementale s’est de nouveau confortée pendant et après le COVID-19.

Elouann FAVERGER et Margaux KIFFER

Notes

  1. : L’Homo œconomicus désigne une représentation théorique du comportement de l’être humain, qui est à la base du modèle néoclassique en économie. Il est alors considéré comme totalement rationnel et maximisateur dans ses décisions.
  2. : Les économistes « classiques » considèrent les citoyens comme des « écons », c’est-à-dire des êtres au comportement économique froidement rationnel.
  3. : THALER Richard et SUNSTEIN Cass, Nudge: Improving Decisions about health, wealth, and happiness, 2008
  4. : Tendance à (re)qualifier toute intervention sur les comportements individuels de nudge ou d’économie comportementale (page 77).
  5. : Terme péjoratif et antagoniste au nudge qui désigne un usage intentionnel de dispositifs comportementaux qui vont à l’encontre des usagers en provoquant une absence de considération pour l’effort cognitif. (CHEVALLIER Coralie et PERONA Mathieu, Homo sapiens dans la cité : Comment adapter l’action publique à la psychologie humaine, Odile Jacob, 2002)
  6. : DURKHEIM Emile, Représentations individuelles et représentations collectives, 1898

Pour aller plus loin :

CHAMMAT ROHAUT Mariam et GIRAUD Stephan, « L’éthique du nudge : pour un usage responsable d’une approche comportementale au service des politiques publiques », in Intellectica. Revue de l’Association pour la recherche cognitive, n°70, 2019/1, p. 83-96.

CHEVALLIER Coralie et PERONA Mathieu, Homo sapiens dans la cité : Comment adapter l’action publique à la psychologie humaine, Odile Jacob, 2002. COLLOBAT Benoît, Comment le nudge a conquis la Macronie, Radio France, 2021 : https://www.radiofrance.fr/franceinter/comment-le-nudge-a-conquis-la-macronie-4585964

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