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Accueillir ou reconduire

Avec Étrangers à la carte, paru en 2005, Alexis Spire nous proposait une compréhension de l’ensemble de logiques et le poids des pratiques administratives qui contrôle l’immigration en France depuis la Seconde Guerre mondiale. La continuation de cette enquête se tient dans l’ouvrage que nous avons étudié, Accueillir ou reconduire : Enquête sur les guichets de l’immigration, édité en 2008.

Chercheur au CNRS et spécialisé dans la sociologie du guichet, Spire développe sa réflexion autour de la compréhension du durcissement de la politique migratoire à partir de ce qui joue au niveau des guichets de préfectures, de consulats ou ambassades. Ayant mené plusieurs enquêtes de terrain entre 2003 et 2007, le sociologue nous propose une immersion au sein des administrations s’occupant de l’examen des dossiers de chaque migrant et qui “statuent ainsi sur leur sort”. D’ailleurs, ce n’est pas le premier ouvrage traitant de la politique des guichets. En effet, Vincent Dubois a publié un ouvrage intitulé La vie au guichet en 1999 et l’a réédité en 2015. Dans celui-ci, ce sociologue enquête sur les agents d’administration plus précisément auprès des caisses d’allocations familiales. Dans ce contexte, Alexis Spire peut être considéré comme un pionnier de la sociologie du guichet de l’immigration. À notre connaissance et à la suite de nos recherches, nous avons découvert qu’il a été l’un des premiers à mener une enquête d’une telle envergure sur le sujet de la politique migratoire auprès des agents de guichet.

L’ouvrage se segmente en quatre grandes parties. La première présente la dévalorisation des services de l’immigration associée au rapport de domination entre la “haute hiérarchie” et les agents ainsi que les traitements des migrants par les agents de guichet. La deuxième traite de la question de l’adhésion au maintien de l’ordre national et de la rhétorique de la fraude. Le troisième chapitre s’intéresse aux usages du pouvoir discrétionnaire et à l’interprétation individuelle de la loi. Enfin, le quatrième chapitre aborde la politique du chiffre.

En premier lieu, Alexis Spire expose le fait que la France aurait toujours été tiraillée entre une “promotion de l’identité nationale”, élément mis au centre de la politique de Nicolas Sarkozy, et d’un “devoir d’hospitalité” par le fait que ce soit le pays des droits de l’Homme, mais aussi par le respect des Conventions de Genève. Le sujet de l’immigration est devenu un débat qui alimente la société française depuis plusieurs années, mais a connu un essor notamment avec sa politisation lors des années 80 avec les circulaires rendues publiques. Effectivement, durant les Trente Glorieuses, l’immigration n’était pas un sujet qui intéressait tant la population ou qui était classé comme un problème politique et social par le fait de l’internalisation de ces textes au sein des administrations chargées de l’immigration. Les différentes polémiques sur les étrangers et leur quête d’intégration ont convergé vers l’image “nous, les français” et “eux, les étrangers”. Ce sont maintenant des notions qui alimentent depuis une quarantaine d’années le débat public sur l’immigration en France or, il existe un certain écart entre l’importance de ce point dans la société française et la valorisation de ceux qui sont justement en première ligne, prêts à maintenir un certain “ordre national”.

Les guichetiers de l’immigration, ou “agents du maintien de l’ordre national” sont les représentants de l’État travaillant dans des consulats, préfectures ou ambassades chargés d’attribuer des visas, des titres de séjour ou même la naturalisation. Ils incarnent “l’État et son autorité” et ont le sentiment de veiller à la conservation des “institutions françaises”. Par leur pouvoir discrétionnaire, ces agents bénéficient d’une liberté d’action qui leur permet une importante marge de manoeuvre et de flexibilité quant à leurs décisions futures. En revanche, la grande autonomie qui leur est accordée peut être remise en cause dû à la différence de pratique qui existerait d’un agent à l’autre. L’existence du certain flou juridique qui règne au sein des services de l’immigration pose un problème central selon le sociologue car “les interprétations divergentes [de ces dernières] d’un département à l’autre” peuvent non seulement “mener à des transgressions de la loi” mais aussi à l’absence d’une véritable jurisprudence. De plus, les dossiers déposés en préfecture sont examinés au cas par cas et selon les circulaires mises en place alors, dès lors où il n’y a pas de véritable consensus sur comment interpréter et appliquer la loi car ces dernières sont assez vagues, des différences de traitement et de pratique peuvent exister et les agents peuvent avoir tendance à être soit trop durs, soit trop laxistes. Plus les textes sont imprécis, plus le pouvoir discrétionnaire s’élargit. Le flou juridique s’accompagne notamment par l’apport d’une contrainte “superflue” qui se manifeste, selon Spire, par l’obéissance aux directives de manière optionnelle si, d’après l’interprétation de l’agent, elle nuit ou non à “l’efficacité bureaucratique”. En effet, la circulaire en place n’est pas forcément respectée par les agents s’ils la trouvent trop permissive et si elle ne va pas dans le sens du maintien de l’ordre national auquel ils ont pour mission de préserver. Cette situation renvoie notamment à l’obsession de la fraude, notion qui sera abordée plus tard dans notre étude.

À partir de la variation de pratiques dans les différentes administrations, l’auteur nous propose de distinguer trois types d’agents : les entrepreneurs de morale, les réfractaires et les pragmatiques. Tout d’abord, issus de parents ouvriers, les entrepreneurs sont reconnaissables par leur grande ancienneté dans le même service et ce loyalisme les a conduits à des postes de responsabilité. Leur activité est pour eux une mission morale, politique et civique. Ils s’octroient la diffusion de plusieurs normes : le rôle de police que doit avoir un agent en démasquant les “fraudeurs”, la distinction entre les migrants en fonction de leur utilité à l’économie nationale et la suspicion envers les familles jugées trop nombreuses. Ils ont un certain pouvoir sur les autres agents dû à leur ancienneté qui leur permet aussi de prendre des décisions quant à l’avenir des migrants. Le groupe s’opposant à ces entrepreneurs de morale sont les réfractaires. Ils appliquent les directives de la hiérarchie, cependant, ils ne veulent pas se conformer aux normes diffusées auprès des agents qui associent les étrangers à des “dangers” pour l’ordre national. Généralement, ils se distinguent des autres agents par leur capital culturel. En effet, les agents qu’Alexis Spire considère comme réfractaires ont eu, pour la plupart, l’occasion de faire des études supérieures et ainsi acquérir un capital scolaire qui leur donne un sentiment d’échec face à leur situation actuelle. Les plus réfractaires d’entre eux cherchent au bout de deux ans à quitter le poste d’agent de guichet tandis que les autres, ils s’habituent au métier et à ses normes. Enfin, les pragmatiques sont le juste milieu entre réfractaires et entrepreneurs. Ils sont indifférents à leur métier, ils ne résistent ni n’adhèrent aux normes qui leur sont imposées. Ils se conforment à leur mission sans en éprouver de la passion ou de la culpabilité. Ils sont pour la plupart issus du milieu ouvrier/employé et recherchent principalement une certaine stabilité à leur poste.

Alexis Spire axe également son enquête sur le fait qu’il existerait une certaine dévalorisation et position de relégation des services de l’immigration qui apparaît déjà à travers leur formation quasi inexistante. En effet, la plupart des guichetiers apprennent sur le tas, c’est-à-dire qu’ils imitent “les pratiques des collègues déjà en place” (appelé le savoir-faire préfectoral) et n’ont que très peu de notions juridiques. Alexis Spire ajoute “qu’au bout d’un an ou deux ans, les agents finissent par s’approprier les normes qui donnent une cohérence morale aux pratiques qu’ils ont apprises sur le tas”. Ainsi, leur travail ne se base que sur des règles formelles, apprises entre eux, et sur “l’incorporation d’un tempérament” à adopter auprès de l’étranger. Ces derniers sont aussi laissés pour compte de par la manière dont le service est placé au sein de ces lieux et par la domination bureaucratique exercée par la haute hiérarchie. En effet, plus on est proche de la situation, c’est-à-dire des étrangers, plus on est délaissé. Cette situation s’explique par le fait que les étrangers sont souvent associés, au sein de ces administrations, à la “saleté”, la “souillure” et la malpropreté : “ça ferait sale, tous ces étrangers à proximité des chefs”, d’après un témoignage. Par exemple, un des postes les plus dévalorisés en préfecture est celui de l’Eurodac, système permettant de prendre les empreintes digitales des demandeurs d’asile. Au coeur de ces locaux, il a très vite été renommé “Eurocrade” car la proximité avec l’étranger est tellement importante que certains agents prennent la décision de porter des gants et des masques afin de s’assurer de ne pas être sali par celui-ci.

Un autre point cardinal de l’enquête est l’idée qu’il qualifie “d’obsession de la fraude” qui fait “prospérer une culture de la méfiance”. Il remarque que cette obsession qu’il retrouve chez les agents de guichet provient de l’État qui a été le premier à l’évoquer en 1993. Elle s’exprime à travers des accusations de faux mariages lorsqu’une personne étrangère qui fait une demande de naturalisation est mariée à un français, de fausses paternités pour le parent d’enfant né et scolarisé en France ou encore de faux réfugiés et de faux demandeurs d’asile. Le sociologue assimile cette peur de la fraude et le besoin de protéger l’intérêt national à une “croisade morale”. Peu importe l’histoire du migrant, il y a une méfiance de la part de l’agent qui ressent une certaine crainte de se faire arnaquer. Pourtant, les migrants se sentent obligés de frauder car la législation imposée à leur égard leur est défavorable. En effet, il y a trop de contraintes pour obtenir sa naturalisation donc ils sont généralement “forcés” de mentir auprès des agents. Néanmoins, la méfiance des agents envers les migrants est diffusée en premier par le gouvernement, plus précisément par le ministère de l’intérieur qui est dirigé, au moment de l’enquête, par Nicolas Sarkozy. Ce dernier va mettre en place une politique du chiffre qui consiste à imposer un certain nombre annuel important de migrants qui doivent être reconduits à l’extérieur du pays pour permettre “au gouvernement de politiser davantage la répression de l’immigration” et ainsi imposer une immigration choisie. Pour cela, l’ensemble des agents d’administration vont être appelés à y participer et non plus que les agents de guichet, par exemple des médecins inspecteurs de la santé publique, des inspecteurs du travail ou des agents de Pôle Emploi. La police de l’air, des frontières et la gendarmerie vont aussi recevoir d’importantes ressources pour appliquer la politique du chiffre. Les contrôles d’identité vont se multiplier et pas toujours dans des endroits propices, comme l’école. De plus, auront lieu aussi de nombreuses arrestations à domicile, des convocations-pièges à la préfecture et plusieurs autres stratégies ayant pour seul but la reconduite de ces migrants. Des “pôles départementaux d’éloignement” vont être mis en place : ce sont des locaux dans lesquels sont confinés les étrangers en instance d’éloignement au sein de préfectures. Ces locaux, ayant des places limitées, vont donner lieu à la création de centres de rétention administrative. La durée d’enfermement va presque tripler, passant de douze à trente-deux jours. De plus, dans le but de ne pas séparer les familles, les enfants vont eux aussi être placés au sein de ces centres de rétention. Tous ces éléments vont amener Alexis Spire à qualifier la politique migratoire de Nicolas Sarkozy de “radicalisation de la répression”. Néanmoins, les agents qui avaient le devoir d’appliquer toutes ces politiques n’ont pas obéi avec indifférence. Cependant, ils ne peuvent réagir car les sanctions peuvent être importantes. Par exemple, un agent de police de l’air et des frontières qui a été interrogé par le sociologue, a été l’un des premiers à s’exprimer publiquement sur le ressenti de ses collègues et lui-même vis-à-vis des nouvelles politiques migratoires. Le syndicat de la police (SGP) l’a désavoué et a engagé une procédure disciplinaire contre lui. Ce silence forcé a donc contribué à la continuité des politiques migratoires de Nicolas Sarkozy. Il en vient même à créer en 2007 un ministère de l’immigration.

Avant de lire l’ouvrage, une des premières choses que nous nous sommes demandées est de savoir si l’influence des positions politiques et idéologiques des agents impactent leur travail. Nous sommes venues au fait, que oui, leurs positions peuvent impacter leur travail et que les discours politiques de l’époque constituaient aussi une grande part de leur vision sur les immigrés. Néanmoins, Alexis Spire nous apprend qu’une partie des agents ont changé d’orientation politique après avoir fréquentés les migrants aussi régulièrement. Par ailleurs, nous nous posions aussi des questions sur la formation de ces agents et si elle était effective. La réponse que nous avons pu trouver dans cette enquête est que cette “formation” n’est pas réellement existante et qu’elle diffère d’une administration à l’autre.

Malgré les précisions sur ce que peuvent penser certains guichetiers à l’égard des migrants, Alexis Spire nous invite à ne pas stigmatiser tous les agents, car il existe une vision commune selon laquelle ces derniers seraient tous racistes, xénophobes et “éprouvant une grande hostilité à l’égard des étrangers”. Au contraire, il souhaite que l’on ait un regard nouveau avec cet ouvrage. Par ailleurs, le sociologue disait lors d’une interview que “les services de l’immigration n’ont pas beaucoup de reconnaissance et ont souvent une place de relégation dans l’administration française à l’image de la place des étrangers dans la société”. C’est une image qui s’est avérée être vraie par la position des guichets par rapport à la haute hiérarchie et c’est d’ailleurs en cela que la sociologie du guichet est intéressante car elle prend le contre-pied de ce qui est fait d’habitude, c’est-à-dire ici de prendre le point de vue de l’agent et non de l’immigré dans ce contexte là en tout cas. L’enquête apporte une réelle vision sur les conditions de travail des guichetiers, leurs idéologies à travers par exemple des nombreux témoignages que composent l’ouvrage et comment ils mettent en application des directives afin de favoriser l’immigration choisie voulue par l’État.

Même si l’enquête dresse le quotidien des guichetiers de l’immigration d’une manière très intéressante, on peut noter que l’enquête reste quand même assez orientée politiquement. En effet, on peut avoir l’impression qu’il part déjà avec des préconçus et tout au long de l’ouvrage, il adopte le ton de la dénonciation à l’égard des politiques de l’immigration, surtout celles mises en place sous Nicolas Sarkozy. Il aurait été intéressant de la part du sociologue de faire un aparté sur comment il allait appréhender l’enquête de terrain par rapport à ses propres positions politiques, d’expliquer pourquoi il a choisi de s’attacher à certains sujets abordés dans le livre plutôt qu’à d’autres.

Assia TARIQ et Mahélène DAGO

Pour aller plus loin

Sarah Belaïsch, Mylène Chambon, Alexis Spire, Pauline Vermeren, 2008, “Devant la loi : Enquête sur les conditions d’accueil des étrangers dans les préfectures, l’information du public et l’instruction des dossiers”, Climade

Vincent Dubois, 2015, La vie au guichet, Paris, Points

Sarah Mazouz, 2017, La République et ses autres, Lyon, ENS Éditions Yasmine Siblot, 2006, “Faire valoir ses droits au quotidien. Les services publics dans les quartiers populaires”, Paris, Presses de Sciences Po

Karine Clément, 2022, Contestation sociale “à bas bruit” en Russie. Critiques sociales ordinaires et nationalismes, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant

David Morin, Sami Aoun (dir.), 2021, Le nouvel âge des extrêmes ? Les démocraties occidentales, la radicalisation et l’extrémisme violent, Montréal, Presses de l’université de Montréal

Marine de Lassalle, 2022, Faire parler d’Europe. Voies et formats des rapports institués au politique, Rennes, Presse Universitaires Rennes

Philippe Rygiel, 2013, “Les politiques d’immigration en France des années 1970 aux années 1990”, Cahiers de l’institut CGT d’histoire sociale

Alexis Spire, 2007, “L’asile au guichet : la dépolitisation du droit des étrangers par le travail bureaucratique”, Actes de la recherche en sciences sociales

Alexis Spire, 2017, “Comment étudier la politique des guichets : Méthodes pour enquêter sur le pouvoir discrétionnaire des agents de l’immigration”, Revue Migrations Société

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