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La crise des déchets à Naples : la mafia, un lobby comme un autre ?

Les années 1990 ont vu naître à Naples, puis dans l’entière région de la Campanie[i], plusieurs graves crises des déchets. La Camorra, plus ancienne organisation criminelle mafieuse d’Italie, a su infiltrer les sphères décisionnelles afin de mettre la main sur le marché de la gestion des déchets en Campanie. De 1994 à aujourd’hui, la région a vu se succéder différentes crises dont certaines, comme la grève des éboueurs en 2007-2008[ii], furent très médiatisées. La gestion des déchets telle qu’elle y est effectuée par la Camorra, est loin de répondre aux normes de sécurité environnementales et sanitaires. Des associations et des mouvements citoyens, soutenus par l’Union Européenne, ont vu le jour pour tenter d’alerter et de régler, ce qui est devenu, un problème majeur de santé public. Pourtant, malgré les nombreuses initiatives civiles et l’adoption de plusieurs politiques publiques, les améliorations quant à la collecte et aux traitements des déchets dans cette région d’Italie se font toujours attendre.

Les déchets s’amoncèlent dans les rues de Naples, au plus près des habitations. Shutterctock

De la crise des déchets à Naples au désastre écologique en Campanie

La gestion des déchets est une problématique historique à Naples. En 1994, éclate la première crise qui sera très médiatisée (PHOTO). La Campanie, où l’état d’urgence est déclaré, est placée sous tutelle du pouvoir central. Via la création d’un Commissariat Extraordinaire, les procédures d’obtention de certificats anti-mafia, obligatoires pour toute entreprise voulant bénéficier de fonds publics, sont accélérées et facilitées. Les subventions publiques allouées à la réorganisation des déchets s’élèvent à plus d’un milliard d’euros entre 1994 et 2010. La Camorra récupère cet argent, grâce à des entreprises prête-noms, et se contente de mêler déchets toxiques et ménagers dans des décharges sauvages implantées illégalement. Bénéficiant d’un pouvoir économique croissant et d’un accès aux sphères d’influence privilégié, l’organisation fait figure de lobby auprès des institutions publiques.

En 1975, l’affaire Pantaleone, -écrivain poursuivi en diffamation par un ex-ministre, Giovanni Gioia, qu’il accuse d’accointances mafieuses-, dénonce publiquement les liens entre Mafia et gouvernement italien. C’est la première fois qu’un tribunal reconnaitra implicitement, la participation d’un ministre au système mafieux. Dans les années 1990, Enrico Fontana, journaliste italien à qui l’on doit le terme d’écomafia[iii], révèle dans L’Espresso que la Camorra répand de dangereuses substances illégales dans les champs et les décharges. Ces révélations permettent la mise en place d’une commission parlementaire sur ce sujet. Suite à cela, des mafieux repentis, les pentitis, comme Nunzio Perrella et Carmine Schiavone, révèleront plus en détails, le fonctionnement de cette industrie illégale et dénoncent la complicité de nombreux policiers, politiciens et hommes d’affaire dans le déversement illégal de déchets toxiques, venant de toute l’Italie et parfois même, d’autres pays d’Europe. Plus d’une vingtaine de personnes, dont des hommes politiques et des parrains du crime, seront condamnées à l’issue d’un procès historique.

Petit à petit, la quantité de détritus à absorber fut telle qu’il n’était plus possible de la dissimuler dans les ordures ménagères. La Camorra passe alors à des incinérations sauvages, en pleine nature, sur des terres cultivables. Rapidement, l’air et les sols sont pollués à grande échelle. La région au nord de Naples se voit renommée “la Terre de feu”. Cette situation a des conséquences mortifères sur la population : augmentation du nombre de cancers (poumon, foie, plèvre), des malformations congénitales et du nombre d’hospitalisation infantile. Le Parlement italien ordonne alors à l’ISS[iv] de publier un rapport sur le sujet. L’étude établira une corrélation entre augmentation des maladies et pollution mais pas de lien direct.

Une opposition aux pratiques mafieuses qui s’organise

A partir de 2008, face à une nouvelle crise des déchets, de nombreux acteurs de la société civile se sont mobilisés pour dénoncer ces pratiques mafieuses. Certains comités de quartier, comme ceux de l’Area Nord et de Mugnano, entrent en confrontation avec le gouvernement. Plusieurs élus locaux soutiennent leur initiative, comme Luigi De Magistris[v], élu en 2011 à la mairie de Naples. Les mouvements citoyens ont profité du soutien public dont il bénéficiait pour réclamer la fermeture de la décharge de Chiaiano, fermeture qu’ils ont obtenue. Ils ont également favorisé par leur mobilisation la production d’un savoir alternatif sur la gestion des déchets (tables rondes, invitation d’experts Zero Waste à s’intéresser à la région). Une véritable conscience environnementale a peu à peu vue le jour grâce à l’action d’associations comme Legambiente qui produit des rapports sur les éco-mafias. L’association CleaNap dénonce, quant à elle, un manque d’investissement et de transparence de la part des gouvernements successifs qui pourtant, font du règlement de la crise des déchets, un point phare de leur programme électoral.

Le durcissement récent de la législation européenne concernant le traitement des déchets a eu pour conséquence la mise en concurrence des entreprises qui se sont positionnées sur ce marché prometteur. La Camorra remporte l’appel d’offre en affichant des prix ultra compétitifs. Ce n’est qu’en 2016 que la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) condamne l’Italie à payer 20 millions d’euros pour sa mauvaise gestion des déchets. La CJUE rappelle que cette gestion doit être faite “sans mettre en danger la santé de l’homme et sans porter préjudice à l’environnement”. En 2018, l’UE durcit une nouvelle fois sa législation en rappelant que “la gestion des déchets ne doit pas créer de risques pour l’eau, l’air, le sol, la faune ou la flore, ne pas provoquer de nuisances sonores ou olfactives”[vi]. Ces dispositions devraient contraindre l’Italie à respecter les normes environnementales en termes de gestion des ordures.

Une législation antimafia renforcée mais relativement inefficace

La lutte antimafia fut consacrée en 1982 par la promulgation de la loi sur le délit d’association mafieuse qui conduit à la confiscation par l’État des biens mafieux. Par la suite, en 1991, la loi n°221 renforce la lutte anticorruption. De nombreux conseils municipaux accusés de complicité se sont ainsi vus dissous. En 1993, juste avant la première crise, la réglementation impose la collecte séparée et la valorisation différenciée des déchets ménagers. Conscient de l’ampleur de la crise, l’exécutif ratifie en décembre 2013 le décret-loi « Terra dei fuochi » (ou décret-loi Letta) qui interdit l’incinération de déchets tout en investissant dans la détection des cancers et la promotion de la santé publique en Campanie. Ce décret a pour ambition de mettre fin à trente ans d’inertie et d’omerta. Enfin, en 2015, une loi visant la répression de délits contre l’environnement a permis un grand nombre d’arrestations d’entrepreneurs-mafieux[vii].

En s’emparant du marché de la gestion des déchets, la mafia prend part à l’action publique et devient un groupe d’intérêt agissant auprès des pouvoirs locaux. Grâce à l’action des différents acteurs d’opposition, le gouvernement italien se voit dans l’obligation politique d’agir. Néanmoins, en l’absence d’amélioration de la situation en plus de 20 ans de politiques publiques, l’on peut se demander s’il existe une réelle volonté gouvernementale de promouvoir la salubrité publique ou s’il s’agit, derrière le volontarisme affiché, d’un énième écran de fumée.

 Article rédigé par Mathilde Le Gallo, Joël Chaigneau, Garance Hirschi et Sarah Gomez

[i] La Campanie est une région du sud de l’Italie composée de 5 provinces : Naples, Salerne, Caserte, Bénévent et Avellino. Elle compte plus de 5,8 millions d’habitants sur une surface de 13 500km². Région historiquement agricole (culture d’oliviers, vignobles, orangers, citronniers…), elle connaît une industrialisation récente (industrie agro-alimentaire, raffineries …).

[ii] Durant les fêtes de fin d’année de 2007, les éboueurs napolitains se sont mis en grève afin d’alerter l’opinion publique et d’obtenir des réponses de la part des institutions locales. Ils réclamaient l’amélioration des infrastructures dédiées au traitement des déchets. A l’approche des fêtes de Noël, Naples étant une ville très touristique, les images de poubelles débordantes, ne tarderont pas à faire le tour des médias mondiaux.

[iii] Système mafieux reposant sur des activités néfastes pour l’environnement (trafic d’animaux, constructions illégales, élimination illégale de déchets …).

[iv] Instituto Superiore di Sanità créé par le décret n° 1265 le 27 juillet 1934.

[v] Ancien magistrat, puis député européen, il est actuellement le maire de Naples, soutenu dans sa candidature par des listes citoyennes et les partis de la gauche radicale. Il s’est imposé contre le centre-gauche et la droite berlusconienne.

[vi] Art. L.541-1 du Code de l’environnement

[vii] L’ancienne usine Enichem et les épurateurs de Venise et de Forli.

Références

OUVRAGE

  • SAVIANO Roberto. Dans l’empire de la camorra, traduction de Vincent Raynaud, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Hors série Connaissance », 2007, 368 pages.

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