Au cours des années 2010, le problème du gaz de schiste a émergé sur la scène publique française. En l’espace de quelques mois, il est devenu un problème que le pouvoir politique doit prendre en charge et régler.
Au cours de leur étude, les deux chercheurs en sciences politiques, Philippe Zittoun et Sébastien Chailleux, vont étudier la construction du problème public du gaz de schiste. Leur objectif sera de saisir les luttes de sens autour de ce sujet pour comprendre la manière dont se fabrique les politiques publiques. Les auteurs sont enseignants chercheurs à Sciences Po (respectivement à Grenoble et Bordeaux). Ils sont tous les deux spécialisés dans les dynamiques de fabrique de politique publique et dans l’étude des mouvements sociaux et environnementaux.
Les deux chercheurs ont choisi de mener cette étude 10 ans après les nombreuses controverses et la loi du 13 juillet 2011 « visant à interdire l’exploration et l’exploitation des mines d’hydrocarbure liquide ou gazeux par fracturation hydraulique et à abroger les permis exclusifs de recherches comportant des projets ayant recours à cette technique ». Cet ouvrage nous décrit de manière chronologique la manière dont la perception du gaz de schiste a
évolué au sein des appareils politico-bureaucratiques et dans l’espace public, passant d’un miracle économique à un échec politique, environnemental et social. En effet, en peu de temps, le sujet du gaz de schiste, qui jusqu’alors était inconnu du grand public, est devenu un problème social, médiatique et a fait l’objet de nombreuses mobilisations (manifestations, pétitions, réunions publiques,…). En seulement trois mois, ce sujet va être pris en charge par le pouvoir public de manière extrêmement rapide, ce qui va conduire à l’interdiction de l’exploitation des sous-sols français. Cette décision reste toujours controversée des années
plus tard.
Afin de mener leur enquête, les deux auteurs ont choisi de diriger leurs recherches de manière séparée puis de mettre en commun les données quantitatives et qualitatives qu’ils ont récolté afin tirer des analyses de leur objet d’étude. Dans le but de mettre en lumière la façon dont l’action publique autour du gaz de schiste se construit, les auteurs vont utiliser une approche pragmatique. C’est-à-dire qu’ils vont porter une attention particulière à la construction des énoncés et à la manière dont les définitions des
concepts vont être appropriées par les gouvernants pour énoncer les meilleures solutions face à ces énoncés et permettre de mettre en œuvre une politique publique. Pour arriver à tirer ces conclusions, les deux chercheurs vont s’appuyer sur plusieurs éléments quantitatifs et qualitatifs (étude de la presse, rapports de texte de lois, de débats parlementaires, rapports officiels, notes et comptes rendus discrets de l’Assemblée nationale et des entretiens de différents acteurs)
La lutte de sens pour présenter le gaz de schiste comme un problème social et environnemental et le poids des mots
Dans un premier temps, les deux auteurs vont surtout s’intéresser aux différentes pratiques discursives qui structurent les énoncés du gaz de schiste. Ils vont ainsi révéler la manière dont celles-ci influencent l’action du pouvoir public. En effet, autour de ce sujet,
deux énoncés s’opposent entre ceux qui voient le gaz de schiste comme un eldorado économique et ceux qui voient le gaz de schiste comme une catastrophe environnementale et sociale. L’action publique se construit en fonction de ces énoncés : lorsque le miracle économique est vu comme l’énoncé dominant, l’Etat va supporter l’exploration des sous-sols français en accordant des permis. En revanche, lorsque le gaz de schiste sera perçu dans
l’opinion publique comme une catastrophe environnementale, l’Etat va se rétracter pour aller jusqu’à interdire le projet. Afin de construire ce nouvel énoncé environnemental, un travail de
dramatisation du sujet va être mené par un ensemble d’acteurs qui vont essayer de bâtir un énoncé tragique, allant pour vocation de transformer un discours individuel en un discours collectif. Le gaz de schiste va être perçu comme un élément qui touche l’ensemble de la société française. En effet, ce sujet va être présenté comme une catastrophe inacceptable et l’Etat sera pointé du doigt comme étant le responsable de cette situation mais aussi comme étant le seul à pouvoir intervenir pour pouvoir stopper ce problème.
Sur le poids des mots dans l’expression d’un discours:
L’un des enjeux politiques mis en avant par l’ouvrage est l’importance des mots prononcés, les auteurs démontrent ici la puissance d’un discours. Le premier discours qui marque cela se déroule le 26 janvier 2011 par Nathalie Kosciusko-Morizet dans le cadre d’une séance des questions au gouvernement. En réponse à un député, elle affirme « nous continuons l’exploration »1, se positionnant elle-même ainsi que le gouvernement. Puis, elle
précise son implication avec les termes “ma vigilance”. Par cette expression, elle associe son identité à la validité de l’énoncé. Les auteurs insistent ici sur le poids d’un discours et ses conséquences.
Le travail de “redéfinition”2, qui a pour objectif de transformer l’énoncé, fait également partie de la gestion d’une politique publique. Afin de contourner un problème, les acteurs politiques
manient les mots comme cela a été le cas avec le gaz de schiste. Pour être capable de contourner l’énoncé “gel” qui n’existe pas dans le vocabulaire juridique, les acteurs politiques3 introduiront l’énoncé de “suspension” du gaz de schiste.
La construction du problèmes publics autour du gaz de schiste:
entre visibilisation éclaire du problème et espaces de débats qui influencent à la construction d’une politique
Peu à peu et au fil des délivrances des permis d’exploration, le sujet du gaz de schiste va quitter la sphère bureaucratique pour atteindre la sphère publique. En effet, c’est tout un chaînage d’acteurs qui vont participer à la publicisation de ce problème et à sa mise à l’agenda médiatique. Zittoun et Chailleux vont révéler le rôle important des deux lanceurs qui vont être à l’origine de la mobilisation en alertant l’opinion publique et en contactant des figures politiques importantes, tel que José Bové qui vont servir de relais médiatique. Aussi, les réseaux de collectifs et d’associations, très présents dans les territoires impactés (Larzac, Drôme, Ardèche), vont jouer un rôle majeur dans la diffusion du problème auprès des populations locales. Enfin, les maires et les élus locaux vont prendre position sur ce sujet. Ils dénoncent le manque de communication de la part de l’Etat et expriment leur incompréhension sur le fait qu’ils n’aient pas été consultés. Et c’est face à la mobilisation éclaire de l’ensemble de ces acteurs que les médias vont servir de relais et vont participer à la publicisation du problème du gaz de schiste, l’introduisant dans leur agenda médiatique.
Sur les différents espaces de débats qui influencent à la construction d’une politique publique, on comprend par cette enquête que l’influence du forum public sur la politique
publique est importante. En effet, le forum public composé notamment de la presse va faire basculer la sujet du gaz de schiste en « problème politique »4. En effet, les médias ne
soutiennent pas l’énoncé de la ministre, la confrontant alors au désaccord du forum public. Le forum médiatique a joué un rôle majeur tout au long des débats et dans la construction des énoncés “d’interdiction” du gaz de schiste. Grâce à son soutien, les acteurs en désaccord avec la délivrance des permis d’exploration ont pu légitimer leur énoncé. Les défenseurs de cet énoncé ont lié l’agenda médiatique aux contestations ne permettant pas au gouvernement de revenir en arrière. Il est alors impossible de reconsidérer les textes de loi sur l’interdiction du gaz de schiste au risque de ne plus « maîtriser le problème, de laisser repartir la contestation»5. En effet, la sphère médiatique joue un rôle central dans la construction de l’énoncé d’interdiction. Elle amplifie le problème et renforce la pression autour des acteurs politiques.
Ainsi, face à ces enjeux la ministre de l’écologie alerte le premier ministre et lui décrit la situation comme alarmante. L’Etat décide alors de prendre en main l’énoncé. De plus, l’approche de la
période électorale provoque non seulement la ténacité des acteurs mais aussi une grande vulnérabilité face au forum public.
La prise en charge des énoncés par l’Etat: luttes internes entre les acteurs politiques, chaînage politique et la construction de la politique publique
Le gouvernement se positionne comme acteur et cherche à domestiquer le problème du gaz de schiste. Afin de légitimer l’énoncé sur la suspension du gaz de schiste et lui donner
du poids, une mission d’expertise est créée. Cette expertise permettra de modeler le discours et de contourner les contraintes. Pour autant, elle est décrite par les auteurs comme en partie en échec, ne répondant pas aux attentes. Les acteurs6 choisis pour l’expertise n’ont pas la même formation, ni le même objectif. Il existe alors une forte confrontation entre le conseil de l’énergie et celui de l’environnement qui s’estiment être respectivement plus légitimes afin de donner une réponse au problème.
En effet, l’ouvrage présente les luttes internes des acteurs qui s’approprient et s’arrachent la propriété du sujet du gaz de schiste. On peut notamment citer la ministre de l’écologie qui
cherche à tout prix à légitimer son droit à s’emparer du problème de gaz de schiste. Afin de devoir gérer le sujet “dans le cadre d’une politique environnementale”7, elle opère une “dramatisation environnementale de l’énoncé”8. L’ouvrage annonce ainsi de multiples luttes internes nous rappelant l’importance d’un chaînage politique.
Ce « chaînage » politique est indispensable au maintien de l’énoncé. Il est présenté comme le lien entre les différents acteurs politiques mais également avec le forum public. Pour autant le chaînage politique est instable tout le long de la construction de la politique publique du gaz de schiste. La mission d’expertise, qui avait pour but initial de le renforcer, a démontré la difficulté pour les acteurs de différents bureaux de collaborer. L’ouvrage témoigne ainsi de la difficulté de maintenir un énoncé lorsque le chaînage politique est instable.
L’énoncé du gaz de schiste prend fin en 2012 avec le président François Hollande. Son intervention a été fortement motivée par la ministre Delphine Batho. F. Hollande transforme un énoncé encore hésitant en « un discours politique de fermeture »9. Il se présente alors comme nouveau défenseur de la loi et de l’environnement mais il met également fin au débat sur l’interdiction du gaz de schiste.
Ainsi, l’ouvrage de Zittoun et Chailleux nous permet de comprendre comment les politiques publiques autour de l’exploitation du gaz de schiste en France se sont construites et
ont évolué au gré des batailles argumentaires et des luttes de sens. L’ouvrage décrit de manière accessible (même si certains passages du livre sont assez romancés) une nouvelle forme d’analyse du gaz de schiste en l’abordant sous l’angle politiques publiques. Il permet notamment de mieux comprendre les différentes tensions qui ont pu découler des débats entre
les différents acteurs institutionnels, publics et privés. Cependant, l’analyse des deux auteurs néglige la vision internationale de ce problème. En effet, au même moment, le Canada et les Etats-Unis font face aux mêmes mouvements de contestation. Il aurait été intéressant de réaliser une comparaison avec ces pays. Coécrit par AUBIN Chloé et GLAVIER Julie
Pour aller plus loin :
● La fabrique des politiques publiques de Zittoun Philippe (2014)
● Le mirage du Gaz de schiste de Thomas Porcher (2013)
● Gaz et pétrole de schiste: Révolution planétaire et déni français de Alexandre
Andlauer et Christophe Hecker (2015)