Comptes Rendus Sécurité Société

Renseignement et sécurité, CHOPIN Olivier, OUDET Benjamin, Armand Colin, Paris, 2019

Le renseignement est une activité essentielle pour tous les États. Au premier abord, cette pratique semble obscure par l’impératif de secret qu’elle requiert. Cependant, depuis quelques années, la discipline tend à se démocratiser grâce aux intelligence studies analysant les institutions et les activités du renseignement.
Olivier Chopin et Benjamin Oudet, respectivement chercheurs et professeurs français de science politique à Sciences Po et à Panthéon-Assas, sont tous deux membres de l’Association pour les Études sur la Guerre et la Stratégie (AEGES). Ils proposent dans
l’essai de science politique Renseignement et sécurité publié en 2016 et réactualisé en 2019, un aperçu du rôle du renseignement ainsi que de ses mutations contemporaines. Contrairement à la majorité des travaux sur le renseignement axés sur le monde
anglo-saxon ou sur un thème particulier comme le savoir d’État ou le rôle des institutions, cet ouvrage peut être vu comme un manuel introductif aux intelligence studies à l’échelle mondiale puisqu’il définit et explique de nombreuses thématiques complexes liées à l’activité du renseignement. Cet essai est destiné aux étudiants de premier cycle, mais également, aux citoyens soucieux d’en découvrir davantage sur le domaine. Cet angle a permis aux auteurs de reçevoir le Grand Prix “Oeuvre de création-mention essai 2020” de l’Académie du Renseignement.

I. La mutation de l’activité du renseignement : de la guerre froide à Internet.
Cet ouvrage met principalement en lumière les pratiques et les fondements du renseignement moderne. L’enjeu majeur de ce domaine est de collecter et de produire des informations afin “d’être efficace, c’est-à-dire à savoir dans une froide et neutre objectivité” (p.203). De nos jours, les services de renseignement sont organisés autour d’une bureaucratie forte et grandissante. C’est pourquoi, on assiste à une professionnalisation de ces métiers. Désormais, ces services sont centralisés, normalisés et institutionnalisés.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les méthodes du renseignement ont été bouleversées. Les auteurs pointent du doigt un certain nombre d’événements ayant causé un changement dans la nature des menaces constituant de ce fait, une rupture dans la façon de produire des informations. La fin de la guerre froide, la mondialisation et les attentats du 11 septembre sont les événements historiques qui ont le plus contribué à ce remodelage des pratiques institutionnelles. Ces moments ont, en réalité, été vecteurs de problématiques
nouvelles: la place et la légitimité du renseignement dans les démocraties, la coopération internationale entre les services, la reconfiguration et la transnationalisation des menaces ainsi que l’arrivée d’acteurs non-étatiques. Dans cet ouvrage, le rôle des acteurs non-étatiques est principalement évoqué dans le cas des organisations terroristes. Or, ce phénomène est également visible par la multiplication de la contractualisation. Pour O. Forcade et S. Laurent: « depuis une dizaine d’années, l’on assiste à un mouvement de fond dans l’ensemble de la communauté du renseignement, touchée par un mouvement de privatisation ».1 Les auteurs ayant voulu éviter de se focaliser sur le modèle anglo-saxon, l’absence de cette mention peut s’expliquer par le fait que la privatisation est principalement effectuée par les services américains.
Enfin, la mutation majeure que les services vivent réside dans l’avènement des nouvelles technologies. La montée en puissance de l’OSINT (Open Source Intelligence ou Renseignement de Sources Ouvertes) en témoigne: “L’explosion du volume des sources ouvertes résultant de la connexion d’un nombre toujours croissant d’appareils à internet, les données laissées par ces connexions, les caméras de surveillance, les réseaux sociaux représentent autant de sources potentielles pour les analystes de renseignement” (p. 173). Les auteurs pointent donc la nécessité pour les services d’utiliser l’OSINT. Cette idée se trouve dans la continuité des travaux d’O. Dujardin expliquant que maintenant « 80-90 % de l’information utile est accessible via les sources ouvertes ».2 Ce changement a ainsi complexifié le processus de recueil: Quelles informations faut-il traiter? Comment s’assurer de leur fiabilité? Faut-il ou est-il possible de tout traiter? Cette mutation représente aussi la fin du monopole de l’information pour le renseignement. Les nouvelles technologies, notamment les réseaux sociaux, posent également des questions sur la protection des données personnelles, pouvant par conséquent porter atteinte à la sécurité nationale. La récente interdiction de TikTok pour les fonctionnaires américains, britanniques et français en est un témoignage.3

II. Le renseignement : des services sous pression ?
L’un des objectifs du renseignement est d’être un acteur privilégié dans l’expertise et la validation des choix politiques. Cependant, ces services doivent faire face à la méfiance et à la concurrence de plusieurs acteurs ayant chacun des intérêts différents, voire divergents. Dans ce domaine, les décideurs politiques sont à la fois des producteurs et des consommateurs : ils ont besoin du renseignement pour prendre et guider leurs décisions en se
rapprochant le plus possible de la réalité. Ainsi, les services de renseignement, particulièrement, les analystes doivent répondre à un principe de neutralité pour lutter contre une politisation de leurs activités. Cependant, ce principe est difficile, voire impossible à mettre en place. En effet, dans la pratique, l’objectivité parfaite n’existe pas.4 Malgré la nécessité pour ces deux acteurs de se faire confiance, ces “deux tribus” n’ont pas la même culture et ipso facto “ne parlent pas la même langue” (p. 118). A cause de ce manque de compréhension, il arrive parfois que les services de renseignement peinent à se faire entendre par le pouvoir. Les auteurs prennent l’exemple de D. Trump qui percevait le renseignement comme hostile à sa politique. Il est le premier Président américain à remettre publiquement en cause la communauté du renseignement de son propre pays et à exprimer une méfiance envers eux. Cette hostilité affichée va causer la démission de plusieurs directeurs des services de renseignement. D’autres auteurs, vont montrer que la pression exercée par l’exécutif sur ces services provoque une nouvelle forme de politisation. On a pu le voir lorsque les Etats-Unis ont demandé à leurs services d’apporter des éléments justifiant leur intervention
en Irak, en 2003.5 En outre, le renseignement est confronté au contrôle juridictionnel et administratif. Les auteurs soulignent une différence entre le contrôle du renseignement intérieur et extérieur. Le renseignement intérieur bénéficie d’un cadre légal défini (p.215). En effet, plusieurs processus se mettent en place au niveau national pour encadrer cette activité tels l’Inspection des services de renseignement en France ou la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. De l’autre côté, le contrôle du renseignement extérieur reste flou. Dans tous les cas, cette nécessité de surveillance se retrouve confrontée à un paradoxe. Le but de renseignement étant d’obtenir des informations de façon secrète et plus ou moins légale, mettre en place un contrôle juridique ne le mettrait-il pas en péril? Cette antinomie renvoie également à la relation contradictoire entre démocratie et renseignement. F. Heisbourg remarque une reconnaissance tardive des services du renseignement qu’il explique par la place donnée au secret et au principe de “la non-transparence” allant en contradiction avec les principes démocratiques et de souveraineté populaire.6 Certains auteurs vont confronter le principe de need to know (le besoin d’en connaître), c’est-à-dire le fait de limiter le savoir à un nombre restreint de personnes7, à la nécessité d’informer les citoyens sur les actions des services. Les auteurs vont s’inscrire dans cette lancée en évoquant la “mise en surveillance des services de renseignement” (p. 220) par la société civile. Celle-ci permet également de légitimer l’expertise du renseignement, en soutenant ou non ses actions. Ce contrôle sociétal est notamment possible grâce aux lanceurs d’alerte. Leur proximité avec les centres décisionnels joue un rôle majeur dans la divulgation d’informations secrètes. Pour illustrer ce phénomène, les auteurs évoquent le cas d’Edward Snowden, ancien membre de la Central Intelligence Agency et consultant à la National Security Agency (NSA). Celui-ci a révélé en 2013, la surveillance de masse mondiale opérée par la NSA. En reprenant une citation de R. Aldrich, les auteurs soulignent que ces révélations ont fait évoluer le droit européen en matière de protection des données (p. 220).

Conclusion
Ainsi, par cet ouvrage, les auteurs explorent les mutations auxquelles les services de renseignement ont été soumis: restructuration, transnationalisation des menaces et avènement
de l’OSINT. Ils essayent également de montrer toute la complexité qui existe derrière le contrôle de services caractérisés par la pratique du secret. En effet, les services de renseignement doivent faire face aux exigences du pouvoir politique, judiciaire et de la
société civile.

Co-écrit par par Salomé PACKO et Anna LEFEUVRE

Bibliographie:
● DUJARDIN, Olivier, « Renseignement technique et sources ouvertes », Note renseignement, technologie et armement, n° 5, Centre français de recherche sur le renseignement, septembre 2018.
● LEPRI, Charlotte, “Les services de renseignement en quête d’identité : quel rôle dans un monde globalisé ?”, Géoéconomie, n°45, 02.2008, p. 33-53. (p. 46)
● RAPAILLE Guy, LEROY Patrick, PEETERS Drik, “Éthique et analyse: la relation avec le décideur”, dans KLAOUSEN Patrick, PICHEVIN Thierry, Renseignement et éthique: le moindre mal nécessaire, Editions Lavauzelle, 2014, p. 267-286.

  1. FORCADE, Olivier, LAURENT, Sébastien, Secrets d’État, Éditions Armand Colin, Paris, 2005, p. 210. ↩︎
  2. DUJARDIN, Olivier, « Renseignement technique et sources ouvertes », Note renseignement, technologie et armement, n° 5, Centre français de recherche sur le renseignement, septembre 2018. ↩︎
  3. CATTAN Jean (interview), “France: doit-on craindre tiktok pour notre sécurité nationale?” France 24, donn02.03.2023, consulté le 25.03.2023. url: https://www.france24.com/fr/vid%C3%A9o/20230302-france-doit-on-craindre-tiktok-pour-notre-s%C3%A9curi
    t%C3%A9-nationale ↩︎
  4. DENÉCÉ, Éric. « L’éthique dans les activités de renseignement », Revue française d’administration publique, vol. 140, no. 4, 2011, pp. 707-722. ↩︎
  5. LAURENT, Sébastien. « Pour une autre histoire de l’État. Le secret, l’information politique et le renseignement», Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. no 83, no. 3, 2004, pp. 173-184. ↩︎
  6. HEISBOURG, François, “Le renseignement et la démocratie”, in Espionnage et Renseignement, Editions Odile Jacob, Paris, 2012, pp. 131-162 ↩︎
  7. POIROT Jérome, “Need-to-share”, dans MOUTOUH Hugues, POIROT Jérome, Dictionnaire du renseignement, Éditions Perrin, Paris, 2018, pp. 565-566 ↩︎

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