En ce début de campagne électorale, l’étude des programmes des candidats à l’élection présidentielle 2017 montre l’entrée du revenu de base dans le débat politique. En effet, des candidats de droite comme de gauche plébiscitent ce concept pour pallier aux défaillances du système social français.
Le revenu de base (aussi appelé revenu inconditionnel, allocation universelle, ou revenu d’existence) est défini par le Mouvement Français pour un Revenu de Base comme « un revenu versé par une communauté politique à tous ses membres, sans exception. » Toujours selon ce mouvement, « il doit être universel, individuel, inconditionnel, cumulable et à vie. » C’est-à-dire qu’il doit être versé à tous les membres de la communauté (résidants en France ou ayant la nationalité française selon les interprétations), de manière individualisée (au contraire des allocations familiales ou d’autres allocations prenant en compte les économies d’échelle) et sans contrepartie (pas d’obligation de chercher un emploi). Il doit également être cumulable avec les revenus issus du travail et être versé tout au long de la vie, dès la naissance.
Un concept ancien
Le concept du revenu de base, qui se différencie du salaire à vie prôné par Bernard Friot[1], n’est pourtant pas nouveau. Déjà présent dans les travaux du professeur belge Johannes Ludovicus Vives en 1526[2] et dans ceux de l’intellectuel anglais Thomas Paine[3] au XVIIIe siècle, l’idée ressurgit après la Première Guerre Mondiale, notamment au Royaume-Uni et aux États-Unis.
C’est cependant à partir des années 1960 que le revenu de base fait l’objet de nombreux travaux. L’ouvrage Capitalism and Freedom (1962) de l’économiste américain Milton Friedman, promeut un « impôt négatif » permettant de soulager les plus pauvres, et sert de base à la thèse du Liber actuellement mise en avant par l’économiste Marc de Basquiat. Les premières expérimentations de ce type de revenu, qui ont lieu dans les années 1970 aux États-Unis, se basent sur l’approche de Friedman.
Le revenu de base connait aujourd’hui un regain d’intérêt dû au contexte économique difficile de ces dernières années et à la constitution de mouvements favorables au sein de la société civile. Le Basic Income Earth Network , né en 1986 de l’association de plusieurs chercheurs (dont Philippe Van Parijs), l’A.I.R.E. (Association pour l’Instauration d’un Revenu d’Existence), fondée en 1989, ainsi que le Mouvement Français pour un Revenu de Base, fondé en 2013 à l’occasion de l’initiative citoyenne européenne pour un revenu de base, ont en effet permis au revenu de base de se faire connaître et d’être inscrit à l’agenda politique. Le revenu de base a notamment fait l’objet d’une étude en France par le Conseil National du Numérique dans le cadre du rapport Travail, Emploi, Numérique : Les Nouvelles Trajectoires publié en janvier 2016, avant d’apparaître dans les programmes électoraux français (cf. tableau ci-dessous).
Un consensus transpartisan sur la nécessité d’un revenu de base
Le concept d’un revenu de base inconditionnel séduit pour de nombreuses raisons des personnes de tous horizons politiques. Des travaux récents d’inspiration libérale tels que ceux de Marc de Basquiat[4] y voient un moyen d’assurer une « sécurité fondamentale » aux citoyens et de lutter contre la pauvreté, tout en réduisant l’intervention de l’État. Le revenu de base permettrait aux individus de bénéficier d’un « filet de sécurité » qui les inciterait à innover et à entreprendre, sans pour autant les dés-inciter à travailler. Philippe Van Parijs[5], économiste d’inspiration libérale-égalitaire, voit dans le revenu de base un moyen de gérer la montée du chômage, de plus en plus d’origine structurelle, et d’anticiper la fin du travail. C’est également l’argument principal avancé dans le rapport du Conseil National du Numérique.
La « fin » du travail est également un argument utilisé par le philosophe André Gorz[6], qui prévoit non pas la fin absolue du travail mais une transition vers une économie de la connaissance, un « capitalisme cognitif » où la production intellectuelle prendrait de plus en plus d’importance. Avec une approche d’écologie politique, Gorz y voit aussi un moyen de créer des « espaces d’activités non indexés sur la seule rationalité économique », c’est-à-dire des espaces où les activités à caractère social seraient incluses.
Enfin, les travaux d’inspiration marxiste d’Hugues Poltier[7] voient le revenu de base comme un espoir de « libération » des travailleurs de la « domination » exercée sur eux par la société à travers le travail. Pour Poltier, le revenu de base est une opportunité de sortir de la « politique normale » et de changer de “paradigme”. On verra dans les critiques adressées au revenu de base que c’est d’ailleurs ce changement de paradigme, qui représente un « saut dans l’inconnu », pour plusieurs auteurs, qui est vu comme la principale barrière à sa mise en œuvre.
La mise en œuvre : le point de discorde
La mise en œuvre du revenu de base, et notamment la définition du montant alloué, peut être radicalement différente selon les représentations et les objectifs poursuivis. Ainsi, si le but est de réduire la complexité du système ou fluidifier le marché du travail, le montant du revenu de base peut être fixé au niveau du RSA (Revenu de Solidarité Active)[8]. En revanche, si le revenu de base est perçu comme un moyen de redonner un choix au travailleur ou de promouvoir les activités bénévoles, alors le montant doit être bien plus élevé pour avoir une véritable marge de manœuvre.
Des villes et des pays ont déjà essayé, ou essayent actuellement, d’expérimenter un revenu de base. En Alaska, aux États-Unis, il y a depuis 1982 un « dividende universel » versé aux résidents par l’Alaska Permanent Fund Corporation, dont les fonds proviennent essentiellement des revenus miniers et pétroliers de l’État. Cependant, ce montant annuel varie d’une année à l’autre selon les revenus de l’État (2072 US$ en 2016 contre 1884 US$ en 2015) et est finalement peu élevé[10]. Par ailleurs, selon William S. Brown et Clive S. Thomas[11], après les premières années de versement du dividende aux citoyens, ces derniers ont commencé à voir le dividende comme un droit. Ils ont ainsi refusé que le gouvernement d’Alaska utilise ce fonds pour résoudre les crises financières de l’État, bien que les auteurs aient constaté que ces crises auraient pu être résorbées si le gouvernement en avait eu le droit.
À Dauphin, au Canada, l’expérience d’un type de revenu de base a été menée par des économistes dans les années 1970 et les résultats furent positifs, notamment au niveau social. En effet, une augmentation de la durée des études des jeunes et une baisse de la criminalité et des hospitalisations ont été observées. L’économiste Evelyn Forget a également remarqué que le nombre total d’heures travaillées n’a baissé que de 10%. Les raisons principales étaient les mères qui ont décidé de rester chez elles pour s’occuper de leurs enfants en bas âge et les jeunes garçons, auparavant encouragés à travailler tôt, qui y ont vu l’opportunité de retourner au lycée pour finir leurs études.[12] Il n’y a donc pas eu d’effet dés-incitatif significatif. L’étude a par la suite été abandonnée en raison du désintérêt du gouvernement Canadien qui la finançait.
Plus récemment en juin 2016 en Suisse, une proposition pour un revenu de base mensuel de 2500 francs suisse pour les adultes et de 625 francs suisse pour les enfants a fait l’objet d’un référendum, mais la proposition a été rejetée. Les principaux arguments avancés par les opposants, selon l’article du New York Times, ont été la crainte d’un changement de modèle économique (alors que la Suisse jouit d’une certaine stabilité) et le refus de donner de l’argent sans contrepartie de peur que la valeur du travail se perde.
Malgré cet échec européen, plusieurs expérimentations sont à venir en Europe. En Finlande, une étude à l’échelle nationale démarrera au 1er janvier 2017 pour une durée de deux ans. Elle portera sur 2000 individus de 25 à 58 ans en recherche d’emploi et touchant déjà une prestation d’insertion professionnelle. Ils percevront une allocation de 560 euros, qui pourra être cumulée avec le salaire. De même aux Pays-Bas, une expérience va être lancée en 2017 au niveau communal pendant deux ans. La ville d’Utrecht testera le revenu de base sur trois groupes composés de citoyens qui reçoivent déjà de l’aide du gouvernement. Chaque individu recevra un revenu de 960 euros par mois, porté à 1100 euros s’il fait du travail bénévole.[13]
La France n’a pas encore de revenu de base mais plusieurs expérimentations sont prévues en 2017. Dans la région Aquitaine, le Conseil Régional a voté en juillet 2016 une motion présentée par le groupe Europe Écologie-Les Verts visant à expérimenter sur le territoire un RSA inconditionnel[14]. Le premier département à tester le revenu de base sera la Gironde. Quatre scénarios seront ainsi à l’étude à partir de janvier 2017. Les expériences incluront la fusion du RSA et des APL (Aide Personnalisée au Logement), la « fusion de 10 minimas sociaux pour assurer une couverture socle commune »[15] un revenu de base universel et inconditionnel à 750 euros par mois, et un autre à 1000 euros par mois. Les objectifs de l’étude seront d’évaluer les effets redistributifs de ces scénarios, d’anticiper les effets sociétaux du revenu de base, et d’observer les comportements des bénéficiaires.
La question du financement et de la transition
Les montants classiquement mis en avant par les défenseurs du revenu de base sont de 500, 750 et 1000 euros mensuels. Cependant, cela dépend des objectifs qu’on lui attribue.
Le « Liber » de Marc de Basquiat, qui se veut un « filet de sécurité », se trouve dans la tranche inférieure de la fourchette afin de contrer les effets potentiellement dés-incitatifs d’un tel revenu. Au contraire, Philippe Van Parijs met en avant l’idée d’un revenu de base qui permette « de vivre et non de survivre »[16], qui serait alors plus proche des 1000 euros.
Mais la question du montant est surtout fonction de la méthode de financement. Le rapport du Conseil National du Numérique[17] cite plusieurs méthodes, de l’autofinancement (fin de certaines aides et hausse de Contribution Sociale Généralisée) à la suppression de l’intégralité des aides, ou encore réinvention du système monétaire (distribution d’un dividende de la part des banques pour les citoyens), redistribution de la rente pétrolière… les possibilités sont multiples mais pas toujours adaptables au contexte français.
Selon la Fondation Jean Jaurès[18], trois scenarios de « RSA inconditionnel » peuvent être financés en France. Pour 500 euros par mois, le revenu de base peut être financé sans toucher aux cotisations des personnes âgées. Il est donc cumulable avec la retraite. Cependant, « Les branches maladie et famille ainsi que l’assurance-chômage seraient incluses dans le revenu de base […] et 38 milliards d’euros de prélèvements obligatoires supplémentaires (près de 2 % du PIB) seraient nécessaires pour équilibrer les finances publiques. » Pour 750 euros par mois, il faudrait mobiliser « l’ensemble des dépenses actuelles de protection sociale, branche vieillesse incluse, sans prélèvements obligatoires supplémentaires et en dégageant un excédent budgétaire de 14 milliards d’euros ». Enfin, pour un revenu de base de 1000 euros par mois, celui-ci peut être financé à travers la mobilisation de l’ensemble des dépenses actuelles de protection sociale. Il faudra cependant rajouter 153 milliards d’euros de prélèvements obligatoires. La question du montant est donc à lier avec celle du financement et il faut se demander quelles aides nous sommes prêts à abandonner à la faveur d’un revenu inconditionnel.
Sur la question de la transition, les interrogations sont multiples : quid des aides existantes ? Lesquelles resteront, lesquelles seront supprimées ? Quels changements au niveau sociétal ? Le Mouvement Français pour un Revenu de Base (MFRB) suggère des étapes pour effectuer la transition vers un revenu de base. Selon eux, il s’agit dans un premier temps « d’automatiser, d’individualiser et d’universaliser le RSA » et de « réduire le taux marginal d’imposition sur les premiers euros gagnés, quitte à augmenter le taux sur les tranches suivantes ou à diversifier les modes de financement. »[19] Aujourd’hui, il est estimé que 68% des travailleurs pouvant prétendre au RSA n’en font pas la demande. Ainsi, l’automatisation résoudrait ce problème.[20] Après l’automatisation, l’individualisation serait nécessaire, toujours selon le MFRB, pour créer une situation plus bénéfique et supprimer les économies d’échelle, qui s’opposent au concept du revenu de base. Aussi, pour cette même raison, il serait nécessaire de mettre en place une individualisation de l’impôt sur le revenu. La transition demanderait alors une réforme des systèmes social et fiscal.
Le revenu de base : un saut dans l’inconnu
Au-delà du débat sur le financement et la complexité de la transition, le revenu de base fait l’objet de plusieurs critiques. Le philosophe politique John Rawls[21] y voit un encouragement à l’oisiveté aux frais de l’État. Il prend l’exemple du « surfeur de Malibu », qui passerait sa journée à surfer sans participer à la vie sociale et économique du pays pour montrer l’effet potentiellement dés-incitatif du revenu de base. Il faudrait selon lui une forme de contrepartie afin que ceux qui travaillent n’aient pas à cotiser pour les « surfeurs », s’opposant ainsi au principe d’inconditionnalité du revenu de base.
L’économiste Guillaume Allègre[22], dans son article Comment peut-on défendre un revenu de base ?, considère que le revenu de base n’est pas compatible avec les fondements de la justice redistributive et qu’il ne serait donc pas en mesure d’atteindre un objectif de redistribution des richesses. Par ailleurs, Allègre nuance la thèse de la disparition du travail, en considérant que la raréfaction des matières première conduira au contraire à plus de travail. Il plaide ainsi pour une réduction généralisée du temps de travail, qui permettra selon lui d’atteindre les mêmes effets « écologiques et émancipateurs » prônés par les défenseurs du revenu de base.
Enfin, l’économiste Denis Clerc critique[23], plus que le principe du revenu de base lui-même, le fait que celui-ci représente un saut dans l’inconnu et un changement du système, dans lequel il y aurait forcément des gagnants et des perdants. Les rapports de forces entre salariés et patrons s’en retrouveraient notamment bouleversés, sans que l’on sache qui aurait le dessus (le salarié qui a le choix ou le patron qui plaide pour plus de flexibilité ?). C’est pourquoi il lui préfère une « troisième voie », à mi-chemin entre le système actuel et le revenu de base, dans laquelle il envisage une amélioration qualitative du service public et des investissements dans la formation afin d’améliorer la congruence entre offre et demande sur le marché du travail.
Ainsi, si le principe d’un revenu de base universel, inconditionnel, individuel, cumulable et à vie semble faire consensus dans l’analyse des politiques publiques, même au-delà des clivages traditionnels. Cependant, les nombreuses interrogations soulevées par la mise en œuvre d’une telle politique en termes de financement et de transition sont encore en débat. Les expérimentations sont encore trop peu nombreuses et à trop petite échelle pour en tirer des conclusions solides. L’incertitude des résultats que produirait la mise en place d’un revenu de base est ainsi la barrière principale à sa mise en œuvre, mais les études à venir permettront peut-être d’éclairer ce point. Toutefois, une question restera : serons-nous prêts à sauter dans l’inconnu ?
A consulter : Le revenu de base en 1 minute par Brut
Coécrit par Laetitia Chica, Chelsea Gonzalez et Mays Kabouch