Jean-Marc Pasquet
La Rua dos Anjos dans le quartier de la Mouraria à Lisbonne
Photo : Jean-Marc Pasquet
Correspondance. Comment la dépénalisation associée à une politique de prévention et à un accompagnement des personnes dépendantes a conduit à une baisse de la consommation de drogue et de la criminalité qui lui est associée au Portugal. Un exemple à suivre ?
A Intendente, en remontant la rua dos Anjos vers le cœur de la Mouraria, des prostituées africaines habillées court dissimulent leur pipe de haschich. De quoi ne pas être à portée de vue du couple de policiers en faction, tout proche. L’odeur mêlée à celle du tabac se fond aux senteurs épicées des petits restaurants de ce quartier métissé. En descendant, bercé par les effluves, on trouve de tout, à deux pas du métro Rossio. Et parfois même de l’aspirine. Encore un peu plus loin, en s’enfonçant dans le Lisbonne touristique, des vendeurs à la sauvette de substances présentées comme illicites. Ils se mélangent aux touristes, en quête de souvenirs. Ils les hèlent au grand jour. Certains sont interloqués. Puis, le quartier de la soif du Bairro Alto. Le Magic Mushroom, aujourd’hui fermé. C’était une sorte de supérette de la simili dope. Substituts et autres substances hallucinogènes étaient commercialisés dans de sémillants emballages. Sur les pochettes, le détail des effets attendus de la marchandise. Une vendeuse était toujours disponible pour diriger le client en fonction des attentes. Et puis, la demande s’est tassée. Avant que ce pas-de-porte ne change d’enseigne pour vendre aujourd’hui des confiseries. Il a gardé le souvenir ancien et présente en un clin d’oeil ses fraises Tagada comme de puissants euphorisants. A rebours d’une tendance française. Le Portugal a décriminalisé l’usage des drogues et enregistre des résultats à faire frémir tout candidat hexagonal à la présidentielle.
Portugal en rémission, France en pleine descente
Rapide panorama européen. L’estimation de la prévalence à la cocaïne dans la population générale, davantage consommée dans l’Ouest et le Sud de l’Europe, est quatre fois supérieure en France qu’au Portugal. Et même six fois plus si on ne retient que la tendance récente chez les jeunes adultes [1]. On retrouve de semblables écarts sur les amphétamines et le MDMA, plus présents dans le Nord et l’Est européen. Le cannabis quant à lui représenterait la plus grande part du marché des drogues illicites en Europe. 1% de la population européenne en consomme quotidiennement. Dans les autres tendances récentes [2], l’augmentation de la consommation des cannabinoïdes de synthèses, la diffusion de principes actifs historiquement élevés et l’usage détourné de médicaments, facilités également par le darknet.
La drogue lie étroitement les problématiques de santé et de sécurité publique. Le cannabis est aujourd’hui la cause de la majorité des admissions en hôpital pour usage de stupéfiants. Il est à l’origine des trois-quarts des infractions liées à la drogue. Plus de la moitié des revenus du crime organisé y sont liés. Tous les pays ne présentent pourtant pas les mêmes résultats vis-à-vis des addictions. Du côté de l’Observatoire européen des drogues, basé à Lisbonne, l’évaluation comparative des politiques publiques reste encore une zone grise des analyses.
La lecture des séries du rapport annuel produit par cette institution laisse à deviner réussites et échecs. Par exemple, sur le cannabis, le taux de prévalence français est proche de 40 % sur l’ensemble de la population. Cela comprend les mineurs de 15 à 16 ans dont c’est le premier usage illicite devant l’alcool. La France est seulement devancée par la dépendance au cannabis des jeunes de moins de 16 ans de la République tchèque. Contrairement aux autres pays à « forte prévalence » comme l’Allemagne et l’Espagne qui a même légalisé des « Cannabis social clubs », la tendance française est à la hausse depuis 2010. Au Portugal, les taux de prévalence sont respectivement inférieurs à 10% pour la population générale et 16% pour les mineurs, plutôt stables.
D’autres indicateurs révèlent les divergences de trajectoires entre la France et le Portugal. Par exemple, le nombre de décès lié à l’usage des drogues. Il est de 227 pour un million d’habitants en France contre seulement 31 au Portugal. Il y a aussi la part des personnes incarcérées pour crimes liés à la drogue. Elle était de 41 % en 2001 chez nos voisins lusitaniens. Cette part a diminué par deux en 2015. L’emprisonnement se concentre désormais sur les trafiquants, seuls passibles de crimes. On les identifie sur la base des quantités dont ils sont porteurs. Une dizaine de jours de consommation usuelle selon les substances. Au delà, c’est la qualification de trafic qui s’impose. Un dernier chiffre, impressionnant : à la fin des années 1990, le Portugal voyait près de 1 % de sa population addictive à l’héroïne. Moins de la moitié aujourd’hui.
Changement de paradigme : priorité à la santé
Comment est-on arrivé à un tel renversement ? Le pays a changé d’approche. En modifiant le décret-loi de 1993, il a décriminalisé la consommation. Il a contingenté les usages, toujours passibles d’infractions. Mais ils ne sont plus qualifiés de « crime ». Il reste malgré tout interdit de produire et de vendre de la drogue : la pression sur l’offre est constante. Ce cadre a été posé par la loi du 29 novembre 2000 complété par le décret du 23 avril 2001. Il a fait basculer le Portugal vers une politique qui met l’accent sur la prévention des consommateurs. Depuis 2001, ce pays a redéployé ses moyens au bénéfice d’une approche sanitaire. Il s’appuie sur l’Institut de la Drogue et de la Toxicomanie[3] qui développe son action depuis une quinzaine d’années sur la base d’un postulat simple. « La personne qui se drogue n’est pas un criminel mais un malade ». L’autre clé de l’intervention publique, c’est le décloisonnement entre drogues dures et drogues douces. Le lien à l’addiction est travaillé dans tous les cas. L’action vise à réduire l’utilisation de substances et la toxicomanie, et à améliorer la protection de la santé des consommateurs.
Pour remplir sa mission, l’Institut s’appuie sur un réseau de « Comités de Dissuasion des Toxicomanies » (CDT) présent dans toutes les régions. Son action est pilotée grâce à une base de données individuelles. Un registre central établit la position des interpellés vis-à-vis de leur consommation ainsi que l’historique des mesures déjà mises en œuvre et des infractions. C’est une sorte de cartographie de la prévalence des consommateurs, un outil pour adapter à chaque individu interpellé les réponses en termes sanitaires et de sanction. Suivi au niveau des régions, il permet d’adapter localement les réponses préventives en lien avec les services de police, sociaux et de santé. Exemple d’un parcours type.
Le traitement avant la punition
Je n’ai pas eu droit à une leçon de morale, on m’a donné un référent et un traitement en deux heures…
Tribunal du District de Lisbonne (photo : Nathalie Tiennot)
Après son interpellation et son identification, Ana a été dirigée rapidement par la police vers un psychologue, puis un travailleur social. Un tribunal correctionnel aurait aussi pu le faire. Un fonctionnaire du ministère de la Justice la reçoit, après une éventuelle relance informelle ou écrite. Le pouvoir de sanction lui a été délégué. Dans les locaux discrets de l’unité du district de Lisbonne, les équipes pluridisciplinaires de la « Commissions de dissuasion » siègent à proximité de l’équivalent français des services de la Protection familiale. Elles reçoivent environ 2000 personnes par an, soit 20% des infractions nationales dont près des deux tiers en lien avec la consommation de Cannabis. Leur objectif est d’évaluer le lien avec la substance illicite plus que la substance elle même. L’intervention coordonnée et précoce des professionnels permet d’apprécier la motivation des individus, le potentiel de changement comportemental, ses pratiques sportives ou ses hobbys, son inclusion sociale. Au terme d’un questionnaire portant également sur l’environnement familial ou affectif, un plan d’action est préconisé. Il est établi selon un baromètre de risques, il comprend des conseils personnalisés sur la santé. Ces « CDT » font également fonction de tri. Elles sanctionnent aussi dans le cas de récidives, selon une gradation comparable à l’échelle de notre permis de conduire à points. De l’amende jusqu’aux travaux d’intérêt général. Ils rebasculent aussi les cas les plus lourds vers des dispositifs de soutien spécialisé, les centres de désintoxication ou de « réponses intégrées ». Ces derniers associent suivis psychologique, social et sanitaire des malades.
Autour de la table
C’est dans un cadre presque informel que le consommateur en infraction est la plupart du temps confronté aux membres de la Commission. Rassemblés avec lui autour d’une table ronde. Sans uniformes. La plupart des consommateurs interrogés sont tendus dans un premier temps. Ils répondent aux questions contenues dans un protocole. Jusqu’à ce se produise ce qu’un responsable de la CDT appelle « une empathie avec le malade ». Il apparaît dans l’essentiel des cas qu’un processus de « psychologie inversée » produise ses effets. Pour le consommateur, le bénéfice perçu de l’usage de la drogue est décroissant en fonction du recul de l’interdit. Il laisse place à un regard plus attentif de l’individu sur sa propre santé. D’autant que la première infraction ne sera pas suivie d’une sanction. Ainsi, les taux de récidives évalués par les Commissions oscillent en dessous de 6%, variables selon les régions. 80% des usagers qui passent devant la CDT s’orientent vers une plus grande maitrise de leur consommation, sa réduction ou son arrêt total. Le dossier type est celui d’un homme d’une trentaine d’années, peu d’étrangers. Il a un emploi dans environ 40 % des cas, avec une proportion élevée de chômeurs[4] et d’étudiants. Il est de Porto ou de Lisbonne et sera davantage porté sur le cannabis et la cocaïne. Ou de Braga, avec une forte prédisposition pour l’héroïne. Dans 80 % des cas, le suivi de la CDT s’interrompt après avoir constaté l’absence d’addiction. Et, dans 10 % des cas environ, après acceptation de son traitement par le patient.
Un bureau de la Protection familiale proche d’un Centre de dissuasion (photo : Nathalie Tiennot)
Une politique publique intégrée
La puissance de la politique publique portugaise réside dans son intégration. Depuis 2001, elle s’appuie sur un réseau dense. Un peu comme on suivrait un diabétique dont on sait que les périodes de fêtes riment avec les rechutes, l’organisation sanitaire s’est calée sur les parcours de vie. Le lien aux consommateurs est ainsi pensé pour être « accessible et inconditionnel ». Il est considéré comme un droit accordé à chaque citoyen.
On ne laisse jamais tomber les gens…
Cette politique concerne tous les lieux que fréquentent les consommateurs, des plus socialement ancrés aux lisières de la société. Des maternités aux psychologues en milieu scolaire aux centres médicaux et sociaux, de l’accueil des personnes sans domicile fixe au Pôle Emploi local. Chacun doit pouvoir trouver un appui plutôt que de craindre le tribunal, la police ou de subir par une peine de prison une rupture professionnelle. Même dans l’entreprise, un programme de stabilisation pour les salariés en rémission, suivis par un tuteur, bénéficie d’allègements fiscaux. Les « malades » sont considérés dans leur statut de mère, de travailleur, d’exclu ou d’étudiant et non de délinquant.
La politique s’appuie également sur un réseau d’associations. Elles pratiquent un encadrement sanitaire et social dans les quartiers déshérités. Les équipes de rue pratiquent la médiation directement sur les lieux de consommation pour atteindre les publics les plus marginalisés. Plus agiles que les institutions, elles prolongent la politique de prévention. Le « Van méthadone » distribue au cas par cas des substituts aux matières dangereuses en sus des « Kit VIH » et d’antirétroviraux.
Les oiseaux de mauvais augure en sont pour leur frais. Après une poussée de la consommation au moment de la dépénalisation de 2001, la consommation n’a cessé de diminuer, en particulier chez les jeunes. Le taux de transmission du VIH chez les personnes droguées a été divisé par dix, la transmission des MST a également chuté. Les violences liées à des crises de manques ont chuté et la proportion des prisonniers liée à la drogue est passée de 40 % l’année 2001 à 20 % environ aujourd’hui. Les tribunaux ont été désencombrés par les CDT. Le coût du traitement de chaque cas par cette instance est inférieur d’un tiers à celui d’une Cour. Enfin, le Portugal n’est pas devenu une destination du tourisme des drogues illicites.
Pour autant, cette politique ne relève pas du miracle. La récente reprise de la consommation de certaines drogues chez les plus jeunes atteste de sa fragilité. Sans aucun doute, le consensus politique et sanitaire fort sont les clés de sa réussite. Il est soumis à la contrainte budgétaire depuis la crise qui correspond également à une période de plus grande récidive. A rebours de l’Europe sur une longue période, et singulièrement de la France qui tire des alarmes sans parvenir à protéger ceux « qui veulent essayer ». Aux Etats-Unis, les expériences de légalisation du cannabis au Colorado et dans l’Etat de Washington témoignent d’une diminution forte de la criminalité liée à la drogue. En France, on estime que le coût de la lutte contre les drogues avoisine les 600 millions d’euros par an. La simulation d’un modèle de monopole de production et de vente pourrait rapporter selon cette même étude plus d’un milliard d’euros et autant de possibilités de redéploiements de nos forces de sécurité[5]. Enraciné dans un terreau moral tenace, la prohibition française produit des résultats : notre pays cumule records de consommation de drogues et présente un modèle économique performant pour le grand banditisme.
[1] Estimation de la prévalence les 12 derniers mois chez les 15-34 ans : 0,4% au Portugal contre 2,4% en France. Source : rapport européen sur les drogues, 2016.
[2] A noter l’affinement du suivi des consommations en lien avec cette enquête en ligne du global Survey portant sur près de 200 000 déclarations cette année https://surveys.globaldrugsurvey.com/s3/GDS2017
[3] http://www.sicad.pt/pt/Paginas/default.aspx
[4] L’étude rétrospective des données Commissions révèle une proportion d’un peu plus d’un quart de chômeurs à mettre en relation avec l’importance du chômage sur une partie du cycle analysé : 2001 / 2014 (sources : SICAD)
[5] http://tnova.fr/etudes/cannabis-reguler-le-marche-pour-sortir-de-l-impasse
Article initialement publié sur : http://www.lisbonstories.fr/ et sur L’Humanité.fr