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Mais que veulent les Roumains ?

Sergiu Miscoiu

Les manifestants, dimanche 5 février, en Roumanie, avec le flash de leur portable (Sipa)

Une semaine après les immenses protestations du 5 février, une foule de 70000 personnes a envahi la Place de la Victoire, dominée par le Palais Gouvernemental. Cette foule a composé en juxtaposant des pancartes éclairées le drapeau bleu-jaune-rouge de la Roumanie. C’est un signe d’unité nationale dans le combat contre la corruption et un avertissement très précis adressé au gouvernement : aucun pas en arrière en matière de justice ne pourrait être fait sans qu’une mobilisation immense de la population ne fasse trembler l’édifice où siège l’exécutif. C’est sans précédent après 1989, dans ce pays réputé placide et démobilisé face aux vicissitudes de l’histoire et au discrétionnaire des gouvernants.

Par Arnaud FOCRAUD – le JDD.fr

DECRYPTAGE – Malgré le retrait de l’ordonnance controversée du gouvernement, les Roumains étaient encore plus nombreux dimanche dans la rue. Les manifestants se posent en défenseurs de la démocratie contre une classe politique qui les exaspère.

Après le recul du gouvernement, la contestation a quasi-doublé

Les images ont déjà été largement partagées sur les réseaux sociaux : dimanche soir, place de la Victoire à Bucarest, des milliers de Roumains ont brandi leur portable pour éclairer la foule, devant le siège du gouvernement. Selon les médias, ils étaient entre 250.000 et 300.000 à manifester dans la capitale roumaine. En comptant la mobilisation dans une cinquantaine d’autres villes du pays, le nombre de manifestants a atteint 500.000 à 600.000. C’est 3% de la population totale et surtout presque le double des autres soirées de manifestations. Le mouvement est sans précédent depuis la Révolution de 1989 qui a eu raison du régime communiste.

La situation peut paraître paradoxale : après quatre jours consécutifs de contestation dans la rue, le gouvernement social-démocrate (PSD) a retiré ce week-end le décret controversé. Le texte révisait le code pénal et aurait permis à des hommes politiques empêtrés dans des affaires de corruption d’échapper à la justice. Mais malgré cette première victoire, les manifestants veulent aller plus loin en demandant la chute du gouvernement. Surtout, le pouvoir envisage désormais de passer par la voie du Parlement, contrôlé par le PSD. La méthode et la communication de l’exécutif n’enlèvent rien à la colère. Le décret en question avait été publié mardi à minuit et le jeune Premier ministre, Sorin Grindeanu, est resté relativement en retrait tout au long de la semaine.

Derrière ce mouvement anticorruption, la fracture de la population avec ses dirigeants

Là encore, la situation semble étonnante : cette mobilisation inédite pour la démocratie roumaine intervient moins de deux mois après des élections législatives largement remportées – 45,5% des voix – par le Parti social-démocrate. C’est d’ailleurs au nom de sa “responsabilité envers les gens qui ont voté” pour son camp le 11 décembre dernier que le Premier ministre exclut de démissionner. En réalité, la légitimité du gouvernement PSD, qui avait été chassé du pouvoir un an plus tôt sur une précédente affaire de corruption, était déjà fragile. La participation lors du dernier scrutin n’a pas dépassé les 40%. “Cette mobilisation intervient aussi parce que les gens n’ont pas voté en décembre”, explique au JDD Sergiu Miscoiu, professeur en sciences politiques à l’université Babes-Bolyai de Cluj-Napoca. Pour cet observateur, le ras-le-bol contre la classe politique actuelle est à ce point généralisé que les citoyens n’utilisent plus le processus démocratique ordinaire : “La rue est devenue le seul moyen d’expression et de revendication.” La vie politique roumaine a en effet régulièrement été ces dernières années au coeur de démêlés judiciaires, également parce que la lutte contre la corruption s’est intensifiée.

Les manifestants – plutôt des jeunes urbains venus avec leur famille -, ne représentent toutefois pas l’électorat habituel du PSD, qui obtient ses meilleurs scores dans les milieux ruraux et défavorisés. Mais Sergiu Miscoiu relativise cette opposition entre “deux Roumanie” : “Ce clivage existe mais la grande réussite de ce gouvernement, c’est d’avoir réuni des gens de toute sensibilité. Ce mouvement est très éclaté d’un point de vue idéologique. La question de la lutte contre la corruption s’avère transpartisane.” Les récupérations politiques sont d’ailleurs rarement bien vues. Même le président de centre-droit, Klaus Iohannis, qui soutient les manifestations contre le gouvernement de cohabitation, s’est vu reprocher sa présence dans le cortège de Bucarest au début du mouvement…

Une sortie de crise en question

Après un week-end propice à la mobilisation, le rapport de forces va se poursuivre dès lundi soir. Les protestataires ont pris l’habitude de défiler dans les grandes villes du pays chaque soir, après leur journée de travail. Un essoufflement pourrait être exploité par le gouvernement. Le chef du parti social-démocrate (PSD), Liviu Dragnea, est resté ferme lundi. La veille au soir, il avait même évoqué “un plan ourdi” contre son camp, en visant implicitement le chef de l’Etat.

C’est cet homme de 54 ans, à la tête de la Chambre des députés depuis les législatives, qui cristallise le plus la colère. Actuellement en procès dans une affaire d’emplois fictifs, le décret aurait pu lui dégager son horizon judiciaire. Sa condamnation en avril dernier pour fraude électorale l’avait par ailleurs empêché de devenir Premier ministre. Liviu Dragnea a fini par imposer Sorin Grindeanu, l’un de ses proches. Ce dernier a pour sa part déjà promis de “rapidement ouvrir des débats publics avec tous les partis politiques et avec la société civile”. Il en faudra peut-être plus pour calmer la colère populaire.

Le 6 février 2017 – Article de Arnaud FOCRAUD – le JDD.fr

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