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Le retrait de l’Etat

Il est difficile de croire que Susan Strange n’ait publié cet ouvrage qu’en 1996, il y a 25 ans, tant la clairvoyance de l’auteure est évidente, et sa pensée plus que jamais d’actualité. Et pour cause, le contexte de crise sanitaire dans lequel nous vivons depuis maintenant plus d’un an, et qui a vu l’économie mondiale sombrer, a mis en lumière les fragilités de la doctrine néolibérale, en vogue depuis les années 1980, qui a engendré la dilution de l’autorité de l’Etat dans l’économie mondiale au profit de nouveaux acteurs[1].

S’il fallait une autre preuve de la pertinence de la thèse de Susan Strange, on pourrait évoquer les rééditions multiples dont ce livre, Le Retrait de l’Etat, a bénéficié, jusqu’à sa traduction française par Christian Chavagneux, en 2011. C’est de cette version que nous nous proposons de rendre compte ci-après.

D’abord journaliste, Strange enseigne plus tard les relations internationales et l’économie politique au University College de Londres et s’emploie à la recherche au Royal Institute of International Affairs à Londres également. Beaucoup la qualifient d’iconoclaste, en raison de son rejet des sciences sociales orthodoxes qui surestiment le rôle des Etats dans le système international. Elle est surtout la principale fondatrice de l’Economie Politique Internationale[2]. La première version du livre a été publiée en 1996, à l’heure de l’affirmation de la démocratie de marché comme seul mode de gouvernement possible, de celle des États-Unis en tant qu’hyperpuissance, et de la multinationalisation des entreprises. La traduction française n’intervient qu’en 2011, 3 ans après la crise financière de 2008. A travers ce livre, Strange a l’ambition de corriger certaines « erreurs » commises dans son précédent travail, States and Markets (1988), dans lequel elle juge avoir accordée trop d’importance à l’autorité des États sur les marchés. Elle adopte dans Le Retrait de l’Etat, « une vision plus large de l’autorité et du pouvoir, et une conception plus vaste de la politique ». (p.306).

Ainsi, Strange entend montrer que l’autorité des Etats s’est transférée vers le haut et vers les côtés. En somme, d’autres acteurs privés, non-étatiques, sont désormais capables d’écrire les règles du jeu.

L’Economie Politique Internationale (EPI) comme méthode

L’hypothèse de départ est la suivante : « Les autorités non-étatiques interviennent de plus en plus dans la vie et l’activité de leurs citoyens » (p.14). Strange observe que de plus en plus de secteurs, historiquement constitutifs du domaine réservé de l’État, sont partagés avec d’autres sources d’autorités non gouvernementales. La liberté de choix de l’État dans le modèle de développement est, à l’époque de l’écriture du livre déjà, très réduite, en atteste les tournants libéraux pris par nombre de gouvernements. Les fonctions régaliennes de l’État sont elles aussi affectées. La fiscalité par exemple, si elle a longtemps été l’apanage des États, est désormais partagée avec des organisations criminelles, et est victime de stratégie d’évasion fiscale des sociétés transnationales (STN).

En plus de s’appuyer sur une observation empirique, Strange fait un constat théorique. Enfermées dans leur stato-centrisme, les sciences sociales traditionnelles ne sont plus capables de saisir la réalité du système international, alors même que l’on constate un déclin de l’autorité étatique au profit d’acteurs privés, qu’il est essentiel de considérer à leur juste valeur. Les grandes théories ne sont guère plus que des « idées reçues », que Strange s’applique à travers cet ouvrage à « reconsidérer » (p.28). Elle parle de « guerre de tranchées » (p.70) pour qualifier l’opposition entre les économistes d’une part et les politistes des relations internationales de l’autre.

Le problème de ce cloisonnement est la vision restrictive qui en résulte, notamment sur la définition du pouvoir et de la politique. Il n’existe ainsi aucune définition qui synthétise l’ensemble des formes d’autorités non étatiques, ni d’analyse poussée sur le rôle des compagnies d’assurances dans l’économie mondiale, ou sur la menace que représente l’émergence du crime organisé.

L’EPI constitue un « no man’s land » (p.69), une approche multidisciplinaires à la croisée de l’économie, de la politique et des relations internationales. Et c’est avec cette méthode[3] que Strange compte surmonter les errements des sciences sociales. Cela suppose d’élargir les travaux préexistants, en étendant certaines définitions.

Dès lors, Strange voit le pouvoir comme la capacité qu’à un acteur de contraindre un autre, afin qu’il agisse selon sa volonté. On peut alors « orienter l’attention sur le pouvoir des autorités non étatiques » (p.60). Dans ce livre, l’analyse de l’autorité se fait à travers une nouvelle grille de lecture du pouvoir[4], qui morcelle l’économie internationale en quatre structures : la sécurité ; la production ; la finance ; le savoir. Si les politistes ne conçoivent le changement qu’en termes de pouvoir relationnel, de rapport de force entre États, l’auteure rappelle que l’autorité peut aussi s’exercer indirectement avec le pouvoir structurel, c’est-à-dire la capacité de définir et façonner les règles inhérentes aux différentes structures de l’économie internationale, que chaque acteur devra respecter.

De surcroît, en étendant la définition de la politique au-delà des seuls États, à toutes les autres sources d’autorité, il est désormais possible de considérer ensemble les sphères économiques et politiques, les Etats et les marchés.

Un élément essentiel de la méthode de Strange est l’articulation de l’analyse théorique et empirique : « Comme les plantes dans la nature, les théories et les explications croissent dans l’humus des observations de la réalité ». (p.22). La première partie du livre, dédiée à l’analyse théorique, permet de comprendre les causes du changement, quand la seconde la confirme par une étude empirique.

La mise en application de l’Économie Politique Internationale

L’hypothèse de départ s’est vérifiée. D’une part, l’autorité de l’Etat s’est déplacée « vers le haut » (p.312). Autrement dit, certains États faibles ont vu leur autorité se fragiliser au profit d’Etats jugés plus forts (les Etats-Unis), mais surtout au profit d’Organisations Intergouvernementales (OIG). Strange rappelle que si les recherches existantes sur le sujet ont plutôt eu tendance à idéaliser leur comportement désintéressé, il n’en est rien. Derrière la façade des OIG se cache en réalité l’hégémonie étasunienne. Dès lors, l’objectif des OIG est de défendre les intérêts « des milieux d’affaires internationaux » (p.272). Le Fond Monétaire Internationale ou la Banque Mondiale, seraient en fait le cheval de Troie des Etats-Unis. Les statistiques (essentielles dans l’orientation des politiques publiques) sont standardisées, de façon à « favoriser les intérêts et l’idéologie des Etats dominants » (p.277). De plus, les Etats délèguent consciemment leur pouvoir aux OIG (le maintien de la paix est confié au Conseil de sécurité des Nations unies). L’auteure accorde enfin une importante place à l’étude de l’UE et de ses organes, système qui détient un réel pouvoir supranational.

Mais l’autorité des Etats s’est surtout déplacée « vers les côtés » (p.299), vers des acteurs privés. C’est le cas des mafias, qui, de la même manière qu’un Etat, prélèvent des fonds sur la société en échange de la sécurité.[5]. Cette nouvelle autorité se lit tant comme une cause du retrait de l’Etat, que comme une conséquence. De même, véritables centres juridiques et de décisions, les cartels s’attachent à redéfinir la structure productive[6]. Comme un aveu d’échec et d’impuissance, les Etats ont renoncé à lutter.

Selon Strange, la source du changement qui bouleverse l’économie mondiale est triple : technologie, marché, politique. Le changement technologique du secteur des Télécoms (amélioration du système de transmission, apparition du téléphone mobile), ainsi que la volonté politique des E-U d’internationaliser le marché, a affecté la détermination des ressources. Le pouvoir structurel des E-U étant hégémonique, les autres gouvernement nationaux ont alors dû s’aligner sur cette nouvelle concurrence en ouvrant à leur tour leur marché. En conséquence, les Télécoms se sont affranchis du contrôle gouvernemental et l’écart entre riches et pauvres s’est accru du fait de la privatisation du secteur.

Une autre conclusion fondamentale qu’énonce Strange est le laisser-faire des Etats, qui amène par exemple les cartels à se constituer en tant que « régimes dans les régimes » (p.270), concurrençant grandement l’autorité publique[7]. Strange étudie également la protection accordée aux grands cabinets d’audit, les Big Six, par les plus grandes instances judiciaires.

Même si l’on peut reprocher à l’auteure de n’accorder qu’une place étroite à l’étude des conséquences du transfert de l’autorité étatique vers des acteurs privés, il est faux de dire qu’elles ne sont pas abordées. On constate un vide d’autorité dans certains secteurs, un « gouffre béant de non-gouvernance » (p.44), car les marchés et acteurs non gouvernementaux sont incapables d’y exercer une autorité efficace.

Strange reprend les travaux d’Alain Minc sur les « zones grises » (p.312), ces espaces où l’on observe un accroissement de l’insécurité à cause d’une perte d’autorité de l’Etat et de l’influence grandissante des marchés dans le domaine des armes.

D’autre part, aucune des autorités privées qui ont bénéficié d’un transfert de l’autorité étatique n’est gouvernée démocratiquement. Elles ne sont responsables devant personne et n’ont quasiment aucune obligation. Dans le secteur assuranciel, abandonné aux marchés privés, la responsabilité de l’assurance contre les risques repose sur l’individu. Ce sont les acteurs du marché et plus l’État, qui décident de l’accès aux prestations d’assurance, et à leur prix. Or, ce système profite largement aux riches, et les pauvres « se retrouvent avec les risques sur le dos » (p.218).

Ainsi, on comprend mieux la portée considérable qu’a eu l’œuvre de Strange sur les travaux qui lui ont succédée : en renversant l’équilibre du pouvoir entre États et marchés, en étendant les définitions du pouvoir et de la politique, en repensant les positions dogmatiques des sciences sociales traditionnelles, l’EPI de Strange s’apparente comme l’une des seules disciplines à pouvoir saisir au mieux la réalité du système international.

S’il est vrai que l’État voit son autorité se fragiliser au profit de nouveaux acteurs privés, la puissance publique reste maitresse dans certains secteurs. On pourrait par ailleurs nuancer la thèse de l’auteure, qui semble voir le recul de l’État et l’hégémonie des marchés comme un processus irréversible, en citant les multiples travaux qui pensent la recomposition de l’État[8], voire son retour[9].

Adrien LOISEAU et Farid MEKCHICHE

Pour aller plus loin…

CAILLÉ Alain, “La crise du Coronavirus est celle du néolibéralisme”, France Inter, 2020.

STRANGE Susan, “International Economics and International Relations: A Case of Mutual Neglect.” International Affairs (Royal Institute of International Affairs 1944-), vol. 46, no. 2, 1970, pp. 304–315. JSTOR,

CHAVAGNEUX Christian, « II. La diffusion du pouvoir et la non-gouvernance », dans : Christian Chavagneux éd., Économie politique internationale. Paris, La Découverte, « Repères », 2010, p. 35-78. URL :

[1] Le sociologue Alain Caillé voit même la crise du Covid-19 comme étant le résultat d’une « épidémie de néolibéralisme ». En effet, les Etats se sont aperçus qu’ils n’avaient plus les moyens de produire les ressources stratégiques pour lutter contre un virus mortel, du fait de la privatisation progressive de l’hôpital public. Plus généralement, certains acteurs privés (GAFAM, BATX) ont acquis une telle puissance qu’ils sont désormais capables de concurrencer l’Etat.

[2] On fait remonter la naissance de l’EPI à 1970, date à laquelle Susan Strange publie son article « International Economics and International Relations : A Case of Mutual Neglect ». Elle y expose les fondements de cette nouvelle discipline, qui se propose de faire la synthèse entre les relations internationales et l’économie politique.

[3] Comme le rappelle Christian Chavagneux dans son livre Economie Politique Internationale, l’EPI est une méthode de diagnostic, et non d’élaboration de grandes théories. En cela, le travail de Strange est alimenté par les critiques des dogmes théoriques.

[4] Cette grille de lecture a en fait été développée par Susan Strange dès 1988, dans States and Markets.

[5] « Fiscalité » pour l’Etat, « extorsion » pour les mafias.

[6] Les arrangements conclus entre les entreprises d’un même cartel, visent en effet à redéfinir la répartition des parts de marchés, les quantités à produire ou encore les prix à fixer.

[7] Strange démontre le laxisme des pouvoirs publics à l’égard des cartels en évoquant les politiques de dissuasion anticartels, mesures purement superficielles selon elle.

[8] Epstein Renaud, Gouverner à distance : Quand l’Etat se retire des territoires. Revue Esprit, Editions Esprit, 2006.

[9] Hass Catherine, « Quand l’État fait retour (1/2) : un néolibéralisme interventionniste », AOC média, 2019

D’Abbundo Antoine et Dancer Marie, « Face au coronavirus, le retour de l’État », La Croix, 2020.

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