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Le cannabis aux Etats-Unis : bien plus qu’une plante sans les lobbies ?

La légalisation du cannabis, une lutte aux intérêts multiples

Le cannabis dans le monde c’est 182 millions de consommateurs et 150 milliards de dollars de chiffre d’affaire estimé : ce qui en fait la drogue la plus largement consommée, vendue et saisie dans le monde. A l’échelle internationale comme nationale, il est l’objet de nombreuses politiques publiques. Alors que la France s’interroge, une fois de plus, sur la légalisation du cannabis thérapeutique après le nouveau rapport de l’ANSM (Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des produits de santé), outre Atlantique, les lobbies pro et anti-légalisation se livrent un combat idéologique depuis presque un siècle. Si la pratique du lobbying est fréquemment dénoncée dans l’hexagone, elle est beaucoup plus instituée et admise aux Etats-Unis.

Cannabusiness : le cannabis, un marché comme les autres ?

Dans les années 1930 outre Atlantique, le cannabis fait déjà l’objet de conflit d’intérêts, mais pour une toute autre raison. A cette époque, la concurrence fait rage entre l’industrie du nylon et celle du chanvre, plante du cannabis, largement utilisée alors dans la fabrication de vêtements. La pénalisation du cannabis visait ainsi à éliminer un concurrent de taille dans l’industrie du textile.

Aujourd’hui encore, bien qu’un nombre croissant d’Etats ait légalisé le cannabis, des associations et groupes d’intérêt s’y opposent toujours fermement. C’est le cas de la Corrections Corporation of America (CCA). La CCA est une entreprise privée qui gère des centres de détention. Ce gestionnaire de prisons conclut des contrats de sous-traitance avec d’autres entreprises privées, friandes de main d’œuvre carcérale, qui a l’avantage d’être nombreuse et à bas coût. Leur action de lobbying contre la légalisation du cannabis est intimement liée au maintien de leurs profits économiques. Le 27 octobre 2018, aux E-U, 46,1% des personnes incarcérées le sont pour des infractions relatives à la drogue selon les statistiques du Bureau Fédéral des Prisons. La légalisation du cannabis engendrerait une réduction substantielle de la population carcérale et avec, une baisse de la main d’œuvre disponible et donc, en bout de chaîne, un important manque à gagner pour la CCA. L’industrie carcérale américaine se heurte à d’autres acteurs, favorables quant à eux à la dépénalisation du cannabis.

La légalisation du cannabis : avancée sociale ou vecteur d’inégalités ?

Selon Drug Policy Alliance (DPA), une organisation à but non-lucratif pro-légalisation, les communautés afro-américaines et latino-américaines ont plus de difficultés à trouver un emploi. Pour subvenir à leurs besoins, certains sont contraint à s’engager dans le marché noir du cannabis. Exposées à davantage d’arrestations et donc de condamnations, ces communautés s’enfoncent encore plus dans la précarité. Une fois un individu incarcéré, il perd certains de ses droits civiques (dont le droit de vote) et sociaux (accès aux aides alimentaires d’Etat, etc.). Selon DPA, la légalisation du cannabis permettrait la fin d’une répression pernicieuse de ces minorités, ce qui irait dans le sens d’une meilleure “justice raciale”. Pour atteindre cet objectif, ce lobby entend mobiliser des collectifs et membres de la société civile, dans le cadre d’événements publics. De même, il publie des rapports d’expertise et des préconisations couplées à des études statistiques en vue d’influer sur les décisions des décideurs publics.

SAM (Smart Approaches to Marijuana), organisation non-gouvernementale anti-légalisation du cannabis, a une approche très différente de ce problème public. Pour eux, si le cannabis est légalisé, les points de vente vont proliférer dans les quartiers les plus fragiles où la population y est davantage susceptible de devenir des consommateurs réguliers ou même de basculer dans l’addiction. Sans ressource, ces populations ne peuvent que difficilement accéder aux centres de santé, elles sont donc tentées de s’auto-médicamenter en consommant de la marijuana. Les actions de lobbying de SAM sont similaires à celles de DPA bien que la focale soit davantage placée sur l’expertise médicale. Cette organisation entend lutter contre ce qu’elle considère comme une véritable menace à l’ordre social.

La prohibition, liberté individuelle ou enjeu de santé publique ?

L’association NORML, National Organization for the Reform of Marijuana Laws, créée en 1995 est ouverte à tous les citoyens qui souhaitent promouvoir la légalisation du cannabis. Elle mène des opérations de communication destinées au grand public et entend, parallèlement, influencer les décideurs publics. Depuis 2016, l’organisation coordonne un évènement annuel, “Conference and Lobby Day”, à destination des militants qui souhaitent apprendre à s’adresser aux médias et aux leaders politique pour plaider en faveur de la légalisation de la marijuana. L’événement vise également à rallier des avocats à leur cause. Ces actions se sont avérées efficaces puisqu’elles ont permis une forte mobilisation et médiatisation du problème, favorisant la mise sur agenda politique de la légalisation du cannabis. NORML se heurte néanmoins à la contre-mobilisation d’acteurs individuels et collectifs farouchement opposés à la banalisation de cette drogue.

Dans ce combat, Sheldon Adelson est ce que l’on pourrait appeler, un entrepreneur de cause. Ce milliardaire américain, promoteur immobilier et propriétaire de casinos, lutte avec sa femme, médecin spécialiste des addictions, contre la légalisation du cannabis, qui serait selon eux, une gateway drug. L’utilisation de psychotropes comme la marijuana augmenterait, selon certains experts, la probabilité de consommer d’autres drogues, plus addictives et nocives. Le cannabis agirait donc comme un marchepied. Pour lutter contre ce fléau qui a causé la mort par overdose de l’un de ses fils, le milliardaire n’a pas hésité à dépenser plus de 2,5 millions de dollars dans des campagnes de lutte contre la légalisation du cannabis. Il a également acheté pour 140 millions de dollars le Las Vegas Review Journal qui après avoir soutenu la légalisation du cannabis a radicalement changé de ligne éditoriale.

L’action publique en matière de légalisation du cannabis a ainsi connu différentes phases. De l’absence de législation avant 1937, à l’apparition du Marijuana Tax Act qui instaura une taxation spécifique aux acteurs de la filière du chanvre, en passant par la phase répressive avec la promulgation du Controlled Substances Act en 1971 et enfin, la légalisation progressive de la consommation du cannabis à des fins récréatives et thérapeutiques, par les états fédérés depuis 1996. Il semblerait que l’heure soit donc à la dépénalisation outre Atlantique.

Article rédigé par Claire Tenaud, Doris Dagri-Marchand, Serigne Coulbary, Mélissa Héoud
Références :

MULLER, Pierre. Les politiques publiques. Presses Universitaires de France [en ligne]. Paris cedex 14, France: Presses Universitaires de France, 2009, 128 pages (« Que sais-je ? »). Format numérique. Disponible sur : < https://www.cairn.info/les-politiques-publiques–9782130575924.htm> (Décembre 2018). ISBN : 9782130575924.

MEALEY LEXIS. Pot and Politics: Investigating Barriers to Medical Marijuana Legalization. Harvard Politics Revue [en ligne]. 27 mars 2018. Disponible sur  : <http://harvardpolitics.com/covers/pot-and-politics-investigating-barriers-to-medical-marijuana-legalization/> (Décembre 2018).

NEVEU Erik, « L’approche constructiviste des « problèmes publics ». Un aperçu des travaux anglo-saxons », Études de communication [En ligne], 22 | 1999, mis en ligne le 23 mai 2011, consulté le 14 octobre 2015. URL : http://edc.revues.org/2342

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