Comptes Rendus

BOUSSAGUET Laurie (2008), La pédophilie, problème public. France, Belgique, Angleterre, Dalloz.

Laurie Boussaguet est professeure et chercheuse en Science Politique. Ses recherches portent principalement sur l’analyse de l’action publique en Europe. Elle a écrit ce livre dans le cadre d’une thèse pour son doctorat. Il s’agit d’un sujet sensible bien qu’il soit de moins en moins tabou et c’est pourquoi il s’adresse à un public ciblé qui étudie les sciences politiques.

            Dans le chapitre 1, l’auteur cherche à expliquer comment et pourquoi l’enfance est devenue une catégorie d’action publique. Mais avant cela, comme le dit L. Boussaguet, « On ne peut comprendre un fait social particulier sans comprendre comment on en est arrivés là ». Il faut chercher ce qui a changé au sein de la société, avant de pouvoir expliquer le changement d’opinion sur l’enfance. Elle va donc expliquer en quoi l’enfant était jusqu’au XXème siècle non reconnu comme une catégorie particulière au sein de la société, de ce fait il était impossible qu’il y ait des catégories d’action publique pour « une catégorie de la population qui n’existe officiellement pas ». A la page 87, L. Boussaguet cite La Politique d’Aristote, dans lequel il remet en cause la notion de « communauté qui nie la famille » de Platon. Selon lui, la société et l’État ne peuvent se substituer à la famille pour élever des enfants : c’est sur ce modèle que la société occidentale va se baser, et ce, jusqu’au XXème siècle.

            Au XXème siècle, l’enfant émerge comme une catégorie à part entière. Selon l’auteur, « cette catégorisation était jusqu’à présent impossible du fait de la conception de la famille patriarcale ». Il s’agit plutôt de « protéger la société de la délinquance juvénile et de la décadence morale ». Il faut attendre la fin de la Seconde Guerre Mondiale pour que l’enfant soit considéré comme une personne à part entière. Il faut désormais « protéger l’enfant de la société et non la société de l’enfant ». L’enfance va être citée et prise en compte dans les textes internationaux. En 1970, un texte de l’ONU accorde certains droits aux enfants, avec l’instauration des « 3P » (protection ; prestation ; participation). Laurie Boussaguet conclut le chapitre en soulignant que la naissance de cette nouvelle catégorie d’action publique doit beaucoup aux mouvements internationaux et transnationaux qui permettent la diffusion d’idées communes.

            Le deuxième chapitre étudie le changement de vision de la pédophilie pour les professionnels. La première différence notable entre les trois pays étudiés est le professionnel qui prend en charge les victimes d’abus sexuels : en Angleterre, ce sont des travailleurs sociaux, formés spécialement pour ces cas. En France et en Belgique, ce sont des psychologues, pédiatres, médecins, sans spécialisations particulières. Il y a cependant une coopération transnationale entre les spécialistes, dans le cadre de rencontres formelles plus ou moins institutionnalisées. Ainsi B. Pihet, directeur de l’unité de psychopathologie de Tournai, en Belgique, reconnaît de nombreux échanges avec les spécialistes Français mais aussi Nords-Américains et ce, depuis 1996.

            L.Boussaguet note un changement de la vision des spécialistes. On passe d’un paradigme de la perversion (les pédophiles et les enfants ont un comportement menteur) au paradigme du soin (le délinquant sexuel est paraphile et l’enfant est traumatisé). Par le passé, les médecins voulant soigner les victimes étaient marginalisés. L’exemple le plus flagrant est celui de Freud, célèbre psychanalyste qui publie en 1896 une théorie sur les traumatismes des enfants. Selon lui, « une stimulation sexuelle à un âge présexuel est cause de névroses et de traumatismes » mais  il doit l’abandonner et changer de théorie dès 1897 suites aux pressions de ses pairs. Sa seconde théorie se centre sur le complexe d’Œdipe et les pulsions intérieures. Suite à ces travaux, deux écoles vont se distinguer, la première : celle qui va défendre l’enfant en tant que victime et une seconde qui va voir les enfants comme « des simulateurs » (A. Fournier) ou « des menteurs » (C. Bourdin). Cette seconde école de pensée, qui voit les enfants comme coupables des sévices subies, va être très influente en France, certains professionnels vont même aller jusqu’à ignorer certaines allégations sous prétexte que « l’enfant étant en pleine période œdipienne, ces accusations sont de purs fantasmes. » Dans les années 1970 apparaît la notion « d’abus sexuel » qui remplace celle d’abus physique. En 1976 à Londres lors de la Conférence Internationale sur les enfants abusés et négligés, pour la première fois le Professeur Kempe souligne les « abus sexuels sur les enfants. Le Dr. Bentovim, pédopsychiatre londonien, assistant à cette conférence, l’avoue : « I didn’t know what he was talking about ».

            In fine, L. Boussaguet revient sur la difficile prise en charge des délinquants sexuels. Ils étaient jusqu’alors exclus de tous types de traitements car « seuls des déments, des imbéciles ou des débiles peuvent en arriver à commettre de tels actes sur des enfants » (C. Bonnet). Le Canada devient le précurseur dans la prise en charge des délinquants sexuels, et selon des statistiques, 50% des patients ne rechuteraient pas à leur sortie de prison tant qu’ils continuent le traitement médicamenteux. La rechute est un des problèmes principaux : En Angleterre, « 40-45% of untreated sexual offenders will sexually re-offend in their life-time. » (site internet de l’ATSA). Il s’agit ici d’investir la scène publique et notamment politique afin de voir comment la pédophilie y est traitée.

                C’est à partir des années 1980 que la question des violences sexuelles sur enfants est réellement posée. En effet, c’est avec l’émergence des mouvements féministes et la question de l’inceste placée plus sérieusement sur le devant de la scène que l’on commença à s’orienter vers le problème des sévices sexuels sur enfants. D’ailleurs, l’historienne Linda Gordon dira, pour les Etats-Unis dans les années 1970, que « quand une prise de conscience radicale des féministes amena la question de l’inceste sur le devant de la scène, nous eûmes l’impression de défricher un terrain vierge[…] ».

En effet, la quasi absence des associations de protection de l’enfance à la fin des années 1970 et au début des années 1980 conduit à traiter seulement des cas de « mauvais traitements », le « physical abuse » nommé ainsi par les Anglo-saxons, il n’est alors absolument pas mentionné l’adjectif « sexuel ». La dénonciation et la mise en avant du problème de la pédophilie qu’il soit dans le cadre familial ou extérieur à celui-ci va être propulsé par  les militantes féministes soutenues par une poignée de femmes politiques, notamment ministres, touchées par ce problème :  Miet Smet en Belgique à l’époque secrétaire d’État à l’environnement et à l’émancipation sociale puis ministre de l’emploi du travail et de la politique d’égalité des chances entre femmes et hommes en 1992 est vue comme LA femme politique de référence en la matière.

En France, trois femmes politiques (souvent ce sont les femmes politiques en charge des affaires relatives à la famille qui s’intéressent à la question de la maltraitance infantile notamment sexuelle) soutiennent ces travaux : Georgina Dufoix secrétaire d’État chargée de la famille de 1981 à 1984, Michèle Barzac ministre déléguée à la famille et à la santé de 1986 à 1988 et Hélène Dorlhac secrétaire d’Etat à la famille de 1988 à 1991. Toutes les trois ont agi en faveur de la lutte contre les abus sexuels sur mineurs et en étant à l’écoute des mouvements féministes.

            Le chapitre 4 de l’ouvrage de Laurie Boussaguet montre que les années 1990 représentent « LE moment principal de la mise sur agenda de ces questions ; tant l’émergence qui se produit à ce moment-là est visible, bruyante et semble incontournable ». En effet, on laisse « entrevoir une nouvelle façon de faire du journalisme », « favorable à l’émergence de l’enjeu qui nous intéresse ». De nombreux médias abandonnent alors le modèle journalistique classique (séparation de l’information et du commentaire, impartialité, distanciation vis-à-vis du sujet traité…) au profit d’une plus grande investigation personnelle et morale. Ce mécanisme s’effectue en Belgique notamment à cause de l’affaire Marc Dutroux qui met au grand et à travers le monde entier le problème de la pédophilie.

            L’auteure présente au sein du chapitre 4 les mécanismes de transformation du cadrage du problème. Il y a un changement de paradigme scientifique. Les professionnels de la santé, parallèlement aux medias, imposent une nouvelle vision du  problème : l’Affaire Dutroux permet aux journalistes d’abandonner la distance et l’objectivité qui définissent traditionnellement leur travail au profit de l’émotion, de la compassion. On assiste aussi à une extension du cadrage avec la prise en charge du problème de la pédophilie par les associations de protection de l’enfance. Le développement d’Internet est vu à la fois comme un « schéma interprétatif » permettant de trouver et de désigner des « monstres  du net » ou bien comme un amplificateur du problème de la pédophilie. Enfin, les relations qu’entretiennent les familles des victimes avec les professionnels de la psyché permettent la connexion des cadres d’interprétation. Un médecin interviewé pour Le Monde en 2001 et explique que les victimes sont structurées autour d’associations (l’association l’Ange Bleu, L’APEV association d’Aide aux Parents d’Enfants Victimes née en juin 1991, Eva Thomas avec son propre témoignage de l’inceste, VDE La Voix de l’Enfant (fédération d’Associations), SERICC South Essex Rape and Incest Crisis Centre en Angleterre, SOS Inceste Belgique).

           L’auteure met aussi en lumière la variété des répertoires d’action qui ont permis l’émergence du problème pédophile sur la scène publique et son inscription sur l’agenda politique. Elle distingue un répertoire d’actions que l’on peut appeler « privé » (gestion du problème de manière autonome sans publicisation de l’enjeu), un répertoire d’action « feutré » (les acteurs vont recourir aux pratiques classiques de démarches et de lobbying pour faire entendre leurs voix et leurs revendications), et un répertoire d’action « protestataire » : les acteurs multiplient les actions pour se faire entendre et pas seulement des autorités publiques mais aussi de la population (ils cherchent à toucher les consciences personnelles, à l’exemple des Marches Blanches).

            La troisième partie intitulée  « Comprendre la convergence : la fabrique de l’action publique aujourd’hui » comprend un seul chapitre. Il est intitulé : « Expliquer la convergence : le rôle des acteurs ». Ce chapitre répond à la problématique suivante : par quels moyens les acteurs ont-ils permis, dans trois pays distincts, une convergence et à une date identique ? L’auteure y étudie les trois acteurs et processus qui pourraient être à l’origine de la mise sur agenda simultanée dans les trois pays étudiés : ce sont l’européanisation, les institutions et les acteurs insérés dans les réseaux transnationaux et enfin les profanes.

            L’européanisation a joué un rôle important dans la convergence de l’émergence de la pédophilie en tant que problème public. En effet, les traités sur l’enfance et les recommandations européennes en matière de délinquance pédophile ont permis aux mentalités d’évoluer sur ce sujet. L’Union européenne a notamment permis aux pays qui se sentaient les moins concernés par les problèmes d’inceste et de pédophilie de prendre conscience de la gravité de ces actes. Le fait que l’Europe s’intéresse d’avantage et en harmonie à ces problèmes a pu amener à une prise de conscience dans les États membres et notamment par les populations. En revanche, cette européanisation cognitive bien réelle a été postérieure aux processus nationaux étudiés. L’européanisation bien qu’elle ait été positive n’a pas été la source de la convergence étudiée.

            Les institutions nationales n’ont joué aucun rôle dans la convergence. Etant distinctes dans les trois pays, on peut comprendre qu’elles n’en sont pas la source. Ce sont les institutions internationales et surtout les associations qui sont aux sources de la convergence. C’est la communication transnationale, liée à l’apprentissage du problème, à la promotion de modèles de politiques publiques qui ont mené à l’adoption d’un modèle commun. On peut citer l’IPSCAN (International Society for Prevention of Child Abuse and Neglect) qui est la plus importante institution internationale de protection juvénile. Les autres acteurs insérés dans les réseaux transnationaux et qui sont donc à la source de la convergence sont ceux qui organisent mais aussi participent et répandent les dires des congrès internationaux.

            Enfin, les profanes font partie des acteurs de la convergence. Ils s’expriment de manières différentes et ont différents degrés d’écoute. La prise de parole via les manifestations organisées par les familles des victimes a contribué à l’émergence du problème et à sa mise à l’agenda. Ces manifestations, principalement en Belgique, ont amené à une prise de conscience internationale. Cette émergence d’un forum des profanes relie la sociologie politique et l’analyse des politiques publiques.

            A la lecture de ce livre, nous avons pu comprendre comment la pédophilie est passée d’un non-problème (un problème qui n’en était pas un), à la pédophilie comme problème public. Nous avons également compris la convergence quasi-simultanée de cette mise à l’agenda dans les trois pays étudiés : la France, la Belgique et l’Angleterre.

Compte rendu réalisé par Eva Pierrot, Aurore Lagache et Florian Bourguin

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