Alain Faure est un politiste, chercheur et Directeur de recherche en sciences politiques au CNRS. Ses travaux portent sur le pouvoir local, l’action publique et les passions politiques. Dans son ouvrage « des élus sur le divan », Alain Faure nous présente les résultats d’une considérable enquête sociologique qu’il a réalisée entre 1987 et 2016 dans quatre pays : la France, le Canada, l’Italie et le Japon. L’auteur a contribué à la théorisation des systèmes politiques locaux et du “métier” d’élu de terrain. Il s’appuie sur différents sociologues, ethnologues, anthropologues, politistes pour comprendre comment les émotions transforment la politique et impactent l’action publique.
Son analyse des élites politiques locales porte sur trois points : l’entrée en politique des élus, la nature de leurs engagements au quotidien dans les collectivités locales et enfin les ressorts symboliques des discours et récits qu’ils élaborent pour faire de la politique.
Alain Faure débute son ouvrage par une citation de Winston Churchill extraite du célèbre discours qu’il a tenu devant la Chambre des représentants en 1940 « De la sueur, des cris, du sang et des larmes… ». Churchill nous dit que la politique c’est faire la guerre de toutes ses forces. Il nous montre que la compétition électorale et le métier d’homme politique sont caractérisés par la domination, les conflits et les rapports de force. Ce sont ces rapports de force qui déterminent les enjeux institutionnels et les grandes orientations dans les collectivités locales.
Prendre les émotions au sérieux : les expériences individuelles au cœur du métier d’élu
Dans le premier chapitre, l’auteur cherche à comprendre comment les passions personnelles conditionnent et formatent les comportements politiques des élus locaux. De sorte que l’engagement politique des élus soit corrélé aux charges émotionnelles dites initiales : celles renvoyant tantôt aux blessures de l’enfance, ou tantôt aux premières expériences électorales, souvent décisives. En ce sens, il faut prendre en compte la socialisation primaire des élus, en abordant leur trajectoire familiale, leur origine sociale également.
L’entrée par l’égo-politique de la trajectoire des élus est nécessaire pour comprendre les raisons profondes de la longévité de leur engagement politique. Alain Faure aborde cette notion d’un point de vue historique, pour lui l’égo-politique se traduit par des facteurs affectifs et intimes issus de la trajectoire de vie des élus comme des traumatismes et des expériences marquantes, qui auront un impact sur les motifs de leur engagement politique. Les expériences émotionnelles survenues dans la vie des élus ont donc des répercussions conséquentes dans la vie politique de ses derniers.
L’importance du contexte historique, géographique et social est également mis en évidence. Les élus gardent en mémoire les évènements douloureux et traumatiques de leur enfance ou adolescence. Ils sont en quelque sorte captifs de leur histoire. Alain Faure nous donne l’exemple d’Ermanno Rea un journaliste/romancier qui qualifie ce phénomène de « syndrome de l’aquarium ». Dans un roman écrit autour de jeunes militants communistes, Ermanno Rea narre l’histoire de cette jeunesse qui s’engagea en politique dans les années 1930 avec le sentiment que le monde lui appartient. Quelques décennies plus tard, malgré la chute du communisme, c’est toute une génération qui continuera à vivre dans l’illusion d’un communisme puissant, comme s’ils étaient figés dans un monde irréel. D’où la métaphore, ces militants communistes seraient comme des poissons rouges dans un aquarium. Il y aurait un effet d’optique avec la vitre du bocal qui les empêcherait de voir le monde tel qu’il est, c’est-à-dire libéral.
Selon l’auteur, les rencontres ont une influence importante et mettent en évidence la relation entre les émotions privées et l’espace publique. L’individu qui entre en politique pour la première fois s’entoure d’une équipe et se crée un cercle qui pourra le suivre dans les différents combats électoraux. Cette dernière impactera grandement la manière dont ce futur élu fera de la politique.
Des élus sous tension : la politique, un sport de combat ?
Dans le second chapitre, Alain Faure s’intéresse au rôle des élus dans le fonctionnement des collectivités locales et du caractère intensif de l’exercice quotidien du pouvoir, à l’aune d’une décentralisation toujours plus avancée et des tentatives de construction d’un leadership local. Les tensions et les pressions au quotidien orientent les façons de faire de la politique. Les élus sont « en tension » car la politique locale est rythmée par des interactions, des rencontres et des négociations. Dans leurs interactions, les élus locaux développent une double fonction d’écoute et de combat, le pouvoir local est une succession d’affrontements. Les élus se voient assignés des rôles, ils doivent participer à des « tournois », des joutes, ce qui illustre bien la dimension compétitive de l’agir politique.
Les élus sont également sous pression car le mandat politique local est caractérisé par la quête d’une relation de confiance, de reconnaissance et d’incarnation c’est-à-dire qu’on leur demande sans répit d’incarner une position d’autorité et de personnifier le territoire. L’élu est préoccupé par sa mission de représentation et chaque nouvelle rencontre est pour lui un défi l’interrogeant sur sa capacité d’écoute et sa légitimité de médiateur. Les élus locaux seraient perçus comme des chefs de tribu. L’anthropologue Pierre Clastres dans ses recherches sur les tribus amazoniennes montre que le chef ne sert qu’à parler des valeurs, d’histoires du village, d’identité… Il est chef parce qu’il s’exprime, parle, prend publiquement la parole, mais n’a dans les faits que très peu de pouvoir, biens ou privilèges.
L’auteur associe le métier d’élu à de la violence émotionnelle. La trahison est pour Alain Faure l’envers obligé du décor. Elle fait partie du jeu politique, on ne peut pas gouverner sans trahir. La violence politique impacte également la vie privée des élus. Les élus travaillent 110h par semaine et le week-end sont surchargés par des réunions, des rencontres, des inaugurations… Il y a peu de place pour une vie de famille saine, ce qui engendrerait des infidélités et des comportements sexuels violents comme le harcèlement sexuel qui existe de manière certaine en politique comme l’affaire Darmanin ou les accusations sexuelles à l’endroit de Nicolas Hulot en témoignent.
En premier, il y a le « verbe »
Dans le troisième chapitre, l’auteur étudie la façon dont les élus locaux parlent, s’expriment. De nombreux élus ont développé des aptitudes pour la narration dès l’enfance ou l’adolescence, lors de premières prises de parole. Ils portent beaucoup d’attention à leur langage, à leurs mots. Selon Alain Faure, les discours des élus se sont de plus en plus professionnalisés, ils sont maitrisés et techniques, néanmoins l’attachement aux valeurs du territoire orienteraient toujours le vocabulaire et la rationalité des acteurs.
Pour décrypter le langage des élus locaux, il utilise une métaphore : les élus sont des jardiniers du bien commun, c’est-à-dire que ce sont eux qui vont choisir les différents thèmes abordés dans leur commune (l’éducation, le tourisme, etc.) et des défis de cohésion (déclassement, l’exclusion, etc.). Le politiste Philippe Zittoun ajoute que les élus locaux font un travail de greffe, ils sélectionnent et implantent les mots avec l’obsession que leur discours soit en harmonie avec la réalité du territoire.
L’auteur nous montre que les élus locaux se servent de plusieurs figures de style pour faire référence à l’ordre local : la comparaison, l’atténuation et l’exagération sont les principales figures utilisées pour parler en politique.
Enfin, le dernier chapitre permet à l’auteur de suggérer une forme d’universalité dans les façons de ressentir et de vivre les passions du pouvoir local. Alain Faure teste les résultats obtenus en France, Canada et Italie avec ceux d’un pays ayant un modèle politique assez éloigné des nôtres : le Japon. Trois résultats ressortent de cette enquête :
– Le passé et l’entourage impactent grandement l’organisation des campagnes japonaises. Tout se fait bénévolement et par une prise de risque puisque les élus japonais entrent majoritairement en politique sans l’appui d’un parti, ce qui signifie qu’ils doivent financer par eux-mêmes leur campagne. C’est une prise de risque qui, en cas de réussite, présente de nombreux avantages :
– Le volontarisme d’intervention dans les tournois de l’action publique coexiste avec un puissant conservatisme de façade ;
– Et enfin les promesses des élus relèvent d’une esthétique de l’ordre et de la confiance où les mots comptent moins que les signes.
Alain Faure explique qu’un élu local est un médiateur contraint dans sa représentation du pouvoir, par la place des émotions qu’il a éprouvées dans son enfance et lors de ses premiers combats politiques. Il doit résoudre tous les problèmes et subit des pressions de toutes parts, y compris de son propre camp politique. L’intensité des mécanismes de confiance et de défiance qui s’établissent avec leur entourage rythme l’exercice du pouvoir. L’auteur explique également que la démocratie locale est pulsionnelle c’est-à-dire que les élus sont poussés à faire ce qu’ils pensent devoir faire.
Pour conclure, Alain Faure a montré dans son ouvrage de quelle manière les passions initiales impactent l’action publique. Les premières émotions politiques, les blessures enfantines, les expériences marquantes et les rencontres conditionnent les élus dans leur façon de faire de la politique. Prendre les émotions au sérieux c’est analyser l’action en prenant en compte la trajectoire personnelle des auteurs.
Compte rendu réalisé par Sabrina Hamdi
Pour aller plus loin
Hassenteufel P. & Smith A. (2002), “Essoufflement ou second souffle ? L’analyse des politiques publiques françaises”, Revue Française de Science Politique (vol.52).
Le Bart C. (2013), L’égo-politique. Essai sur l’individualisation du champ politique, Paris, Armand Colin.
Traïni C. (2014), Emotions et expertises. Les modes de coordination des actions collectives, Presse universitaire de Rennes.
Faure A. (2015), Les passions de l’élu local, du notable au médiateur, Histoire Politique.
Faure A. & Négrier E. (2017), La politique à l’épreuve des émotions, Presse universitaire de Rennes.
Liens hypertextes
https://www.publicsenat.fr/lcp/politique/maire-ladjoint-citoyens-vie-de-maire-documentaire-849466