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La réforme des armées en France

La question de la réforme des armées est un sujet prédominant dans l’agenda politique français, en témoigne le projet de loi sur la programmation militaire 2019-2025 de mars 2018. Ce dernier prévoyant une hausse de 1,7 milliards par an jusqu’en 2022 afin de porter à 2% du produit intérieur brut l’effort de défense d’ici à 2025. La thèse de science politique entreprise par Bastien Irondelle [1] en 1996 et publiée en 2011 s’appuie « de sources primaires (publications officielles et professionnelles, rapports parlementaires, discours officiels, annuaires statistiques, témoignage des acteurs) et des sources secondaires (production scientifique, presse) » (p28). La force de cette thèse est la richesse de ses entretiens (au nombre de 110) avec différents hauts responsables politiques, civils et militaires.

L’objectif de Bastien Irondelle est de montrer que la politique de défense n’est pas indissociable des autres politiques publiques. En effet, elle mobilise « l’outillage conceptuel utilisé pour d’autres politiques publiques (ressources, interactions, normes et représentations, mise à l’agenda) » comme le précise l’analyse de Catherine HOEFFLER [3]. Ainsi, l’auteur tend à analyser l’étendue du leadership présidentiel, le processus décisionnel par lequel des choix publics sont opérés, et mis en œuvre concernant les grandes orientations politiques de défense. Il n’hésite pas à discuter les thèses d’ouvrages classiques tels que celui de Graham ALLISON et Philip ZELIKOW2 (p26).

Il cherche à comprendre comment la France est passée d’une armée mixte à une armée professionnelle en actant la fin du service national obligatoire ? L’auteur fonde sa démonstration sur une comparaison historique entre deux périodes, deux présidents différents. La première période (1988 à 1995) renvoie au septennat de François Mitterrand. La deuxième période (1995-1997) est celle où chaque Jacques Chirac arrive à l’Elysée.

François Mitterrand et le consensus pour l’armée mixte

Dans son premier chapitre, l’auteur présente le contexte d’après-guerre froide dans lequel évolue la politique de défense française. Il met l’accent sur les craintes des décideurs politiques et militaires quant à la place de la France sur la scène internationale. Dès lors, l’armée française sera amenée à multiplier les opérations militaires extérieures. Cependant certaines limites de l’outil militaire apparaissent. La Guerre du Golfe montre l’obligation pour l’armée française de se rénover tant sur le format que sur l’équipement. En effet, elle est confrontée à une crise logistique humaine avec l’absence de ses appelés et matérielle (p 49-55). Dès lors, des critiques concernant le service national naissent. Cependant, les années 1990 sont marquées par une forte crise budgétaire qui va freiner le développement d’importants et coûteux programmes militaires.

Le second chapitre se base sur l’analyse de l’élaboration du livre blanc de la défense de 1994. Bastien Irondelle s’intéresse au rôle de François Mitterrand selon lequel il serait le censeur de la réforme de l’outil militaire. Ainsi, il va réfuter la thèse de Louis Gautier révélant des conflits internes au sein de l’exécutif qui aurait amené à un blocage des négociations la révision de la conscription et de la dissuasion nucléaire. Néanmoins, l’auteur explique que l’armée mixte fait l’objet d’un consensus absolu entre responsables politiques et militaires. Les travaux sur le livre blanc montrent une large affirmation du modèle mixte et le rejet de l’hypothèse d’une armée de métier faisant l’objet de tabou à l’époque. Ceci explique le peu d’études approfondies sur l’armée de métier par les différents états-majors.

Dans ce troisième chapitre, le rôle de François Mitterrand est nuancé. En effet, l’auteur analyse la logique de l’incrémentalisme : celle de la non décision sous la présidence François Mitterrand. Cette logique pourrait se traduire par la citation “s’adapter pour ne pas changer” (p132). Les adaptations de l’outil militaire sont des ajustements incrémentaux qui répondent plutôt à un besoin d’adaptation urgent qu’à une volonté réelle de réformer le modèle de l’armée. Tout est fait pour garder le modèle mixte malgré les nouvelles exigences opérationnelles et financières.

Ainsi suite « à la leçon de la Guerre du Golfe », la politique de défense est orientée sur deux aspects :

• La rénovation du service nationale avec le développement du service civil et la création de formes de volontariats afin d’envoyer des appelés sur des opérations extérieures.
• La volonté de conserver les programmes majeurs permettant de moderniser le matériel de l’armée en appliquant deux recettes. La réduction des cibles et le décalage dans le temps des programmes. Ces dernières permettant un gain de trésorerie à court terme mais à relativiser sur le long terme. Cependant, cela conduit à des rentrées en service tardive et un vieillissement du matériel déjà en service ne pouvant être remplacés. Le second septennat de Mitterrand se traduit par une dérive monarchique avec des interventions fondées sur des intuitions personnelles plutôt que sur de réelles préparations administratives. Mitterrand bien que très attentif sur le sujet du nucléaire, l’est beaucoup moins pour le conventionnel.

Jacques Chirac et l’affirmation du leadership dans le processus professionnel

Dans le chapitre 4, Bastien Irondelle analyse la figure de Jacques Chirac comme un entrepreneur de la politique de défense. Il réfute de nombreuses thèses développées sur l’opportunisme, sur l’absence
de conviction et d’impact du Président (p144). L’auteur établit la stratégie électorale de Jacques Chirac durant laquelle il s’est peu exprimé sur le sujet de l’armée durant sa campagne électorale. En effet, il ne prononcera jamais le terme « armée de métier » pour ne pas rentrer en conflit avec les opposants de l’armée de métier. Son arrivée au pouvoir marque une volonté de rompre avec le septennat de François Mitterrand. Jacques Chirac affirme son rôle de président en décidant la reprise des essais nucléaires. Ce pouvoir du président est très médiatisé, notamment lors de la passation de pouvoir. La décision de la reprise des essais nucléaires contribue à affirmer son leadership sur le secteur de la défense et montrer sa capacité à prendre des décisions difficiles et impopulaires, pour assurer la sécurité et l’indépendance du pays.

Dans le chapitre 5 est démontré comment le Président s’est imposé comme le maitre du jeu du processus décisionnel dans cette réforme. Jacques Chirac considère la conscription comme inutile face aux nouvelles missions de l’armée, d’autant que son rôle d’intégration sociale n’est pas rempli. Il est persuadé que l’armée française n’est plus destinée à défendre le territoire mais à régler des crises à l’étranger. La mise à l’agenda de l’armée de métier se fait graduellement et tardivement. Le président se montre très discret sur ses convictions, si bien que ni les hauts responsables militaires, ni le ministère de la défense n’ont pu anticiper la mise à l’agenda de l’armée de métier. En effet dans un premier temps le président de la république demande au ministère de la défense d’effectuer deux études : l’une sur l’armée mixte et une autre sur l’armée professionnelle. Cette prise de décision graduelle répond à deux objectifs de Jacques Chirac, démontrer par l’expertise la faisabilité de l’armée professionnelle ; et ne pas affronter de front le ministère de la défense et les responsables militaires qui sont hostiles à l’armée de métier.

Bastien Irondelle identifie quatre facteurs déterminant la prédominance de Jacques Chirac.

• Les ressources du domaine réservé avec la domination du président sur la politique de défense. Les acteurs militaires reconnaissant la légitimité du Président à diriger l’armée [8].
• L’accréditation médiatique assurant une prédominance présidentielle dans la politique militaire.
• La dynamique de groupe dans le leadership présidentiel. Son entourage composé notamment du Premier ministre et de ses collaborateurs [9].
• Les transformations de la croyance sur le possible et les problèmes de la faisabilité. Pour Jacques Chirac et son entourage, les critiques du coût et du recrutement sont biaisées. Le passage à une armée de métier aura un certain coût mais seulement sur le court terme.

Le leadership renforcé par l’expertise de l’administration de la défense

Le chapitre 6 montre la capacité du leadership présidentiel à impulser un changement, à être obéi et suivi par les autres parties prenantes de la décision. Dans l’analyse de Richard Neustadt exposé par Bastien Irondelle, deux caractéristiques sont perçues comme essentielles le « processus décisionnel entre le Président et ses collaborateurs » et « l’idée que le leadership n’est pas une donnée mais se construit sur l’interaction » (p179). Ce chapitre s’efforce à montrer que le président ne peut contourner la bureaucratie militaire pour entreprendre ce projet car il faut réaliser des évaluations et proposer différentes options de modèles d’armées. Pour se faire, est annoncé en mai 1995 qu’une pluralité d’acteurs et institutions participeront à l’étude de cette réforme. Néanmoins seul, un cercle restreint centré sur le Ministère de la Défense va monopoliser l’expertise de la réforme à travers le comité stratégique. A sa tête un comité de pilotage composé du major général de l’Etat-major des Armées et du directeur des affaires stratégiques. Leur rôle, faire la médiation entre le président et la bureaucratie des différentes armées en analysant tous les modèles et solutions possibles. Après l’étude de chaque aspect des options, le ministère de la défense prône pour un modèle d’armée mixte plus professionnalisé dans la continuité du Livre blanc. Cette option est rejetée par le Président de la République et impose son choix pour l’étude d’une armée de métier lors du conseil de défense du 30 novembre 1995 (p269) comme vu ci-dessus avec le chapitre 5. La collaboration entre la sphère militaire et politique permet l’élaboration d’un travail collectif.

Le chapitre 7 présente la distribution de l’autorité et le rapport autorité-expertise entre le leadership et le comité stratégique comme déterminante. Désormais il est demandé d’étudier un modèle d’armée entièrement professionnalisé avec une enveloppe de 185 milliards divisée en deux parties. D’un côté, un titre III à 100 milliards et un titre V à 85 milliards [10]. Les groupes chargés d’étudier la professionnalisation est placé « sous la responsabilité du major-général de l’EMA qui travaille en étroite collaboration avec le directeur des affaires stratégiques » (p276). L’objectif étant d’ausculter les différents programmes, de nombreux débats auront lieu. En interne notamment sur le choix entre « la composante aéronavale et la composante sous-marine » (p286). Des débats existent entre la hiérarchie militaire et les industriels. Ces derniers ayant des prix élevés, les avions de transport stratégique (ATF) demandé par l’armée de l’air ne seront pas financés dans l’optique de faire pression
sur les industriels. Le modèle d’armée 2015 est acté le 30 janvier 1996 pour une enveloppe fixée à 185 milliards avec le maintien de l’avion Rafale, la perspective d’un second porte avion ainsi que le maintien d’une capacité sous-marine d’attaque.

L’exemple du service national comme affirmation du pouvoir exécutif sur le législatif

Le chapitre 8 décrit l’année 1996 comme marquant le début de la réflexion sur la conscription. Pour de nombreux parlementaires tel que Charles Pasqua ou encore Pierre Lellouche sa suppression est inenvisageable. La Commission de l’assemblée nationale défend le projet d’un service de trois mois assurant une préparation militaire. Néanmoins, pour le ministère de la Défense et les différents états majors en dessous « de dix mois la conscription n’a plus d’utilité militaire » (p305).

Le ministère du budget ne prévoyant pas dans l’enveloppe budgétaire, le financement du service national, la hiérarchie militaire ne souhaite pas voir leur budget diminuer pour un service national indépendant du service militaire. Cependant le pouvoir politique va décider d’imposer un système de volontariat avec des effectifs limités. L’appel sous les drapeaux sera suspendu et remplacé par un rendez-vous du citoyen obligatoire. Ce dernier est introduit dans l’optique d’amadouer le Parlement qui voit son rôle dans la partie écarté.

Les décisions de professionnalisation et l’abandon du service national ont été pris en amont dans cette réforme sans avoir concerté le Parlement « en dépit de ses prérogatives constitutionnelles » [11] (p310). Cependant, les parlementaires voteront cette réforme par peur de biaiser le choix du Président et subir par la suite une dissolution. D’autant plus comme le montre le chapitre 5, un sondage réalisé en mai 1996 montre que 60% des personnes interrogées sont favorables à l’intervention présidentielle. Cette reconnaissance de l’opinion consolide l’action et le leadership présidentiel et montre ainsi que la marge de manœuvre des parlementaires était trop faible pour empêcher le retrait de ce projet de loi. C’est l’une des caractéristiques de notre Vème République, les préférences présidentielles triomphent sur celle du législatif.

Ainsi l’ouvrage tend à montrer le rôle essentiel du leadership présidentiel dans l’élaboration de la réforme, tout en soulignant l’importance de son entourage et l’expertise du ministère de la Défense. La construction historique de l’ouvrage permet d’observer la fin d’un consensus sur lequel l’armée de métier faisait objet de tabou et l’affirmation du volontarisme politique de Jacques Chirac dans la réforme des armées de 1996.

Néanmoins, ce travail reste réservé pour les spécialistes ou les intéressés des questions de la Défense. En effet, il est assez complexe d’assimiler le grand nombre d’abréviation, le vocabulaire axé sur l’administration militaire présent dans l’œuvre. Il aurait été judicieux de mettre des schémas et tableaux récapitulatifs à chaque fin de chapitre pour comprendre davantage les rouages du processus
décisionnel dans la politique de défense. Vu le nombre d’informations de l’ouvrage, il a été difficile d’aborder avec profondeur l’ensemble des thèmes abordés de l’auteur dans ce compte rendu. Dès lors, il a été pour nous compliquer de synthétiser davantage au risque de s’éloigner de la vision de l’auteur.

Pour aller plus loin

Cohen Samy, La défaite des généraux : le pouvoir politique et l’armée sous la Ve République, Fayard,
1994, p.276
Graham T. Allison of Philip D. Zelikow, Essence of Decision: Explaining the Cuban Missile Crisis, New
York, Longman, 1999, p.392
« Comptes rendus », Gouvernement et action publique, vol. 4, no. 4, 2012, pp. 161-178.
« Notes de lecture », Revue française d’administration publique, vol. 139, no. 3, 2011, pp. 609-618.

Notes

1 Bastien Irondelle (1973-2013) : politiste et internationaliste français.
2 Graham T. Allison of Philip D. Zelikow, Essence of Decision
3 Catherine Hoeffler : CEPEL, Université Montpellier 1

4 Armée combinant des soldats professionnels avec des soldats appelés via le service national
5 La France deviendra le premier contributeur aux forces de l’ONU en 1991
6 F.Cailleteau qualifiant la conscription de “relique barbare” (p55)

7 Selon Pierre Lellouche, collaborateur du Président, Jacques Chirac est acquis à l’armée de métier depuis 1988, mais les “leçons” de la Guerre du Golfe et de la Bosnie Herzégovine ont été déterminantes dans sa prise de position (p186)
8 Cette légitimité est renforcée par son élection au suffrage universelle et la détention du pouvoir nucléaire.
9 Selon Éric Dupin « le 1er ministre peut, au demeurant être considéré parfois comme le membre le plus éminent de l’entourage présidentiel » (p220)

10 Le Titre III correspond aux dépenses de fonctionnement. Le Titre V correspond aux dépenses d’investissement.

11 Le Parlement vote le budget et la loi de programmation militaire.

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