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La face cachée du système carcéral étasunien

Barack Obama, suite à la visite d’un établissement pénitentiaire en Oklahoma, en 2015, a dénoncé le fléau que constitue l’incarcération de masse[i] au sein du “pays des libertés”. Alors qu’en est-il vraiment ? Les Etats-Unis comptent plus de 25% de la population carcérale globale, loin devant la Chine et la Russie, alors même qu’ils ne représentent que 5% de la population mondiale.

Photo by Ye Jinghan on Unsplash

L’incarcération de masse : un consensus des élites politiques et économiques

Le 13ème amendement de la Constitution des Etats-Unis d’Amérique abolit l’esclavage sauf lorsqu’il concerne des prisonniers. Certaines compagnies carcérales, telle que la Corrections Corporation of America, mettent ainsi à la disposition de différentes entreprises privées de la main d’œuvre en quantité pour un prix dérisoire. Des dizaines de compagnies commerciales telles que Nike, Victoria Secret, Nintendo ou encore Starbucks utilisent et exploitent la main-d’œuvre carcérale pour réaliser des produits manufacturés. Cette alliance entre acteurs économiques et étatiques est notamment facilitée par l’existence de l’American Legislative Executive Council (ALEC), qui regroupe des membres, du Congrès américain, d’entreprises multinationales ainsi que des principales structures pénitentiaires américaines. L’ALEC a su s’illustrer et se distinguer par ses puissantes et innombrables activités de lobbying, appuyant et concevant parfois, des projets de loi défendant les intérêts économiques de ses membres, qui seront par la suite portés devant le Congrès par ses propres législateurs. En d’autres termes, cela signifie que des législateurs membres de l’ALEC proposent et votent des textes de lois élaborées au sein même de l’association, qui visent et favorisent certaines entreprises.

C’est ainsi qu’ALEC réussi à faire voter, en 1994, deux lois emblématiques qui ont permis l’incarcération de masse et de longue durée. Alors que la première, Three-Strikes-You’re-Out[ii], établit une peine à perpétuité pour toute personne condamnée pour la troisième fois d’un délit ou d’un crime, la seconde, Truth-in-Sentencing, allonge les peines en les rendant incompressibles à 85% [iii]. Les centres pénitentiaires ont, grâce à ces politiques publiques, emprisonnés un nombre croissant d’individus pouvant ensuite servir de main d’œuvre aux entreprises privées partenaires.

Cependant si l’incarcération de masse peut être perçue comme le résultat de pressions exercées par certains lobbies dans un objectif économique, elle est également révélatrice d’un consensus entre des intérêts économiques et politiques. Un certain nombre de gouvernements étasuniens – notamment les gouvernements Nixon, Reagan et Clinton – ont favorisé l’incarcération de masse, dans le cadre de leur stratégie politique d’incrimination des populations de couleur. S’inscrivant dans un calcul électoraliste, cette politique a donc permis tout à la fois, l’incarcération des leaders des mouvements d’opposition nés dans les années 1970, la privation de droits civiques des personnes incarcérées et le ralliement de l’électorat sudiste[iv]. Ce constat permet de limiter la vision répandue d’un décideur politique manipulé par les lobbies.

… Contesté par les mouvements citoyens africains-américains

Passant de 400 000 prisonniers dans les années 1970 à 2 millions à la fin des années 1990, les mesures adoptées ont largement visé les populations les plus pauvres, majoritairement afro-américaines. Si la lutte contre l’incarcération de masse n’est pas nouvelle, elle a connu un nouveau regain grâce à l’émergence du mouvement social Black Lives Matter (BLM). En parallèle de la rédaction de rapports[v] et de campagnes de mobilisation citoyenne, l’organisation mène des actions chocs à l’impact quasi instantané. Des militants de BLM se sont par exemple invités clandestinement à un meeting d’Hillary Clinton, alors candidate à la présidence des Etats-Unis, dans le but de dénoncer le manque de considération de la tête d’affiche démocrate pour les questions raciales. Ils parviendront par cette action, à inscrire à l’agenda politique cet enjeu et obtiendront l’adoption d’une résolution de soutien de la part du parti.

Peu à peu, la perception de la justice pénale commence à évoluer. L’attitude “tough on crime” laisse place à une volonté de devenir “smart on crime”, qui se traduit de manière concrète par l’adoption de mesures d’atténuation ou de suppression de mesures jugées trop répressives. Dans cette optique, est voté en 2010 le Fair Sentencing Act, loi réduisant l’écart de sanction entre l’usage de la cocaïne et du crack[vi], et abrogeant les peines planchers[vii] pour la possession de ce dernier. Moins cher que la cocaïne et plus consommé par les communautés africaines-américaines, le crack était devenu le principal motif de leur détention.

Ces mesures marquent le début d’un changement de paradigme de l’action publique quant à la culture pénale étatsunienne, qui se traduit par une baisse du taux de détention, de 755 à 693 détenus pour 100 000 habitants depuis 2008. Néanmoins, le chemin reste encore long, car ces 40 années de stratégie d’incarcération de masse ont laissé des traces.

Une politique raciale inavouée ?

L’incarcération exponentielle de la population noire aux Etats-Unis incite au questionnement. Certains spécialistes comme Michelle Alexander dénoncent ainsi une politique discriminatoire inavouée issue de l’héritage racial du pays. Les afro-américains ont été représentés par les médias comme des « super prédateurs[viii] », menaçant la société américaine, ce qui a eu pour conséquence l’emprisonnement d’un tiers de cette communauté au cours de sa vie. Le système carcéral américain, qui, vise principalement la communauté africaine-américaine, la réduit à un travail dont les conditions sont proches de l’esclavage, supprime ses droits civiques et l’enferme dans une précarité durable, remet plus que jamais en cause l’utopie d’atteindre une égalité raciale prochaine aux Etats-Unis.

Article rédigé par Margot Estepa, Anne-Lise Serck et Marie Vasselet

[i] Selon le sociologue et professeur à l’université de Berkeley en Californie Loïc Wacquant, l’incarcération de masse s’entend par ce qu’il a appelé une « hyperincarcération » des hommes pauvres et non blancs (prioritairement les Africains – Américains).

[ii] En français, la “loi des trois coups »

[iii] Une peine plancher est une peine incompressible imposée par la loi.

[iv] Comme l’explique le documentaire Le 13ème d’Ava Duvernay

[v] Black Lives Matter, “Eliminating racial inequity in the criminal justice system”. Ce rapport élabore différents axes de travail pour parvenir à un changement profond des politiques publiques, dont la révision des politiques publiques et des lois ayant un impact racial hétérogène, ou aggravant les inégalités socio-économiques.

[vi] En 1986, une loi va criminaliser la détention de crack et de cocaïne. Elle sanctionne automatiquement par 5 ans de prison la détention de crack alors que la jauge est fixée à 500 grammes pour la cocaïne. Si la molécule est la même, le crack est moins cher et est extrêmement répandu dans les communautés pauvres, notamment africaines-américaines.

[vii]Une peine plancher est une peine incompressible imposée par la loi.

[viii] Malkia Cyril (executive director center for media justice), dans 13th, Ava DuVernay pour Netflix, en ligne, bande-annonce : https://www.youtube.com/watch?v=V66F3WU2CKk&

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