Comptes Rendus Société

Who Governs ?

« Who Governs ? Presidents, public opinion and manipulation » est un livre écrit par James Druckman et Lawrence Jacobs et publié en 2015 aux Presses de Chicago. Les auteurs sont deux politologues américains spécialisés dans les affaires publiques et l’histoire politique américaine.

Ils étudient dans cet ouvrage la façon dont les présidents américains traquent l’opinion publique, à travers un système sophistiqué de sondages institutionnels. Les professeurs Druckman et Jacobs utilisent une combinaison de données gouvernementales et d’archives de la Maison Blanche pour étudier comment les administrations de Lyndon B. Johnson, Richard Nixon et Ronald Reagan ont utilisé les sondages pour évaluer l’opinion publique, et ainsi orienter leurs politiques futures et s’adapter en fonction de l’opinion que le public a d’eux.


Dans un compte rendu de cet ouvrage, Melvin Laracey qualifie ce livre d’un « travail impressionnant et incitant à la réflexion », tout en précisant que « la thèse générale, stipulant que les présidents américains tentent de ‘manipuler’ l’opinion publique, est en elle-même déjà connue ». Daniel M. Butler écrit quant à lui que « Avec ‘Who Governs ?, James Druckman and Lawrence Jacobs vont changer le débat autour de la relation entre l’opinion publique et les actions des élites ». Pour lui, « Ils ont montré que les politiciens ont les outils nécessaires pour modeler l’opinion, et pas simplement y répondre ».

Les auteurs articulent leur thèse autour du décalage entre la théorie classique de la démocratie américaine, où les représentants servent les intérêts de la population, et la réalité, où les représentants servent les intérêts de leur classe seulement. Leur propos s’articule en trois parties : d’abord, ‘Political Representation and Presidential Manipulation’, ensuite, ‘Presidential Strategies to Shape Public Opinion’ et enfin, ‘America’s Democratic Dilemmas’.

Les auteurs utilisent, pour mener leur analyse, les études empiriques de la « réactivité aux politiques » (‘policy responsiveness’) qui dégagent la tendance du gouvernement à s’aligner sur les préférences de politique des citoyens. Les politiciens conditionnent le public à les évaluer sur leur « personnalité perçue » (‘perceived personality’) plutôt que les politiques menées par leur gouvernement.

Ils constatent que élites politiques créent des stratégies élaborées pour tenter de façonner le public de façon à ce qu’il les soutiennent, et surtout qu’il soutienne leurs politiques. Comme écrivent les auteurs : « Au lieu d’une représentation démocratique sincère, les politiciens s’engagent dans une représentation simulée – en tentant de créer l’opinion publique à laquelle ils répondent. » Les sondages d’opinion publique sont donc un outil institutionnel de la présidence contemporaine. L’objectif de gouvernance des présidents est de convenir à leurs soutiens les plus intenses et les plus appréciés, tout en continuant à convenir aux électeurs indécis (‘swing voters’), qui eux sont nécessaires à leur réélection potentielle.

Ils introduisent ensuite la notion de « lumping », qui décrit la pratique où un président ignore les préférences du public pour mener son propre agenda ; et la notion de « splitting », qui est l’inverse, lorsque le président suit le consensus public. Les auteurs expliquent ensuite le concept de « priming », qui « prépare » le public, soit à une politique soit à une image. Ils concluent cette partie en écrivant que les institutions de la Maison Blanche tentent de fabriquer la perception du public pour l’utiliser en tant qu’outil de manipulation.

Lors de la lecture de l’ouvrage, on vient à se demander à quel point le gouvernement américain est efficace pour influencer ou manipuler l’opinion publique afin de fabriquer un soutien majoritaire. En pratique, la manipulation passe d’abord par le ‘priming’, donc la ‘préparation du public’ à recevoir l’information ; ensuite elle passe par la phase dite de « manipulation » en persuadant les individus de changer leurs positions sur des politiques spécifiques. J. Druckman et L. Jacobs amènent également à repenser la représentation ; selon eux, la pratique de la représentation politique a éclipsé les théories classiques de la démocratie occidentale. En fait, ils posent la question de la légitimité de la représentation : en citant Bryan Garsten, qui écrit « La plupart de la littérature en science politique présume que l’objectif d’un gouvernement représentatif est d’être l’instrument de la volonté populaire. »

Enfin, ils concluent en expliquant que leur compréhension et la pratique de la démocratie représentative doit évoluer avec l’expansion de la capacité institutionnelle du gouvernement. Ils veulent aussi « rompre » avec la forme passive de représentation des citoyens qui ne fait que rendre plus puissantes les élites et les institutions. Pour clore le sujet, les auteurs écrivent qu’il est temps qu’une nouvelle démocratie remplace la représentation passive grâce à une citoyenneté revitalisée, et en réorganisant les acteurs au centre du pouvoir, et enfin en élevant la distribution de pouvoir et de ressources au sein des débats publics et des contestations.

La lecture de ce livre, bien qu’édifiante par la rigueur académique et le sujet choisi, reste assez peu satisfaisante en notre sens ; en effet, les auteurs offrent une analyse claire du sujet mais cependant peu poussée. Il est assez difficile de retenir les informations de l’ouvrage, entre les nombreuses références académiques et le manque de cohésion dans les propos. La forme de l’ouvrage en elle-même est assez peu accueillante, du fait des nombreuses notions spécifiques et des données statistiques étalées au cours du livre. Il est également assez difficile de cerner le  public cible de ce livre : est-il destiné à un public académique, ou une cible plus large ? Car, en effet, la question abordée dans l’ouvrage n’est en somme, pas vraiment nouvelle ; mais la forme reste difficilement abordable. Une remarque personnelle mais importante à nos yeux est de souligner l’absence de référence aux travaux d’Edward Burnays, pionnier dans l’art de la manipulation par la communication. Il est en effet l’inventeur de la pratique de « relations publiques », et est intervenu de nombreuses fois auprès du gouvernement américain pour les aider à mener des opérations de communications monumentales (en d’autres mots, de la manipulation des foules). La manipulation, bien que présente dans le titre même du livre, n’est que très peu évoquée au final par les auteurs ; on pourrait attendre qu’ils en évoquent les méthodes susdites, mais il n’en est rien : ils ne parlent d’aucune pratique gouvernementale destinée à faire changer l’opinion du public sur un sujet.

Ils n’évoquent que les processus institutionnels comme celui par exemple du ‘priming’, mais en aucun cas nous ne sommes informés des manières dont le gouvernement mènerait ces mesures, ce qui est déplorable selon nous. Il est une chose d’évoquer la manipulation institutionnelle, mais encore faudrait-il nous donner des exemples concrets. Si le livre avait été dédié à activement déconstruire et révéler toutes les méthodes de manipulation employées par les politiciens, peut être
que notre avis aurait été différent ; mais ici, les auteurs utilisent uniquement les statistiques pour appuyer leurs recherches : elles sont exclusivement quantitatives, ce qui rend à la longue le champ de recherche assez fermé.

Enfin, le livre nous apparaît comme très redondant dans ses propos : les auteurs reviennent très régulièrement sur leurs arguments, sans pour autant les étayer ou alors les lier à des notions de philosophie politique. J. Druckman et L. Jacobs apportent une vision empirique de la démocratie représentative américaine, à travers l’étude de sondages tirés d’archives gouvernementales des présidences de Johnson, Nixon et Reagan. Ils mettent en perspective un point majeur de la pratique présidentielle, le sondage de l’opinion publique pour orienter leurs politiques. Cette pratique, finement développée par la Maison-Blanche, permet aux gouvernants de s’adapter (ou non) aux expressions du public face aux politiques de gouvernance, à travers le « lumping », le « splitting », et la « perceived personality ». Cela permet aux politiciens de mener des pratiques de manipulation de l’opinion publique pour orienter les masses en leur faveur. Les auteurs remettent en cause les pratiques abusives du gouvernement, dans ce système que l’on qualifie pourtant de « démocratique » et de « représentatif » . Le sujet mérite d’être approfondi, en analysant concrètement les méthodes de manipulation employées par la machinerie gouvernementale américaine, afin de mieux formuler des critiques à leur encontre.

Garance TAUSSAC et Diane SODINI

Pour aller plus loin :

– Daniel M. Butler, 2016, Perspectives on Politics, Volume 14, No.3, p 821-822, American Political Sciences Association
– Melvin Laracey, 2016, Review of “Who Governs? President, Public Opinion, and Manipulation, Congress & the Presidency, Vol 43, Issue 1
– Robert Alan DAHL, 1961, Who Governs? Democracy and Power in the American City, New Haven, Yale University Press.
– Edward L. Bernays, 1928, Propaganda, Comment manipuler l’opinion en démocratie, New York, éditions H. Liveright.

 

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