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Les enjeux actuels et internationaux des politiques publiques de déradicalisation

Les dernières attaques terroristes qui ont frappées l’Europe nous amènent à une réflexion sur les politiques publiques menées en terme de “déradicalisation” des individus. La radicalisation religieuse, et particulièrement celle reliée à l’islam, fait l’objet de nombreuses préoccupations.

Il n’y a pas de consensus sur la définition de la radicalisation d’un individu. Outre Manche, les Britanniques perçoivent cela comme un processus individuel d’admiration puis d’adhésion à des groupes terroristes. Comme les Canadiens, ils considèrent que cet extrémisme peut être politique, idéologique ou encore religieux. En France, le Centre de Prévention contre les Dérives Sectaires liées à l’Islam (CPDSI) – association créée en avril 2014 à la suite d’un grand nombre d’appels faits par des familles qui avaient reconnu en leur(s) enfant(s) une évolution vers un comportement radical[1], donne également sa définition de la radicalisation djihadiste : « la radicalisation djihadiste est le résultat d’un processus psychique qui transforme le cadre cognitif de l’individu (sa manière de voir le monde, de penser, d’agir…), en le faisant basculer d’une quête personnelle à une idéologie reliée à une identité collective musulmane et à un projet politique totalitaire qu’il veut mettre en action en utilisant la violence. »[2] Mandaté par le ministère de l’intérieur depuis 2014, le CPDSI ne renouvellera pas son marché public en août 2016 car il souhaite garder son indépendance. Cependant la définition qu’il donne de l’extrémisme est celle que conserve l’État français aujourd’hui.

Se poser la question de savoir qui vont être les intervenants sur les problèmes de radicalisation, revient à déterminer quels sont les acteurs qui se saisissent de cette problématique, vont influencer les décisions, ou bien prendre des décisions faisant l’objet de politiques publiques. Les nombreux acteurs qui interviennent sur la question proviennent de différentes strates de la société. La déradicalisation étant au centre de nombreuses préoccupations depuis les dernières attaques terroristes, on observe une remarquable augmentation de la diversité de ces acteurs.

Les acteurs étatiques, créateurs de politiques publiques, sont les premiers concernés. L’exemple de la France montre bien la diversité existant à l’intérieur même de l’appareil d’État : la Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI)[3] propose une mission d’analyse des phénomènes de radicalisation violente ; l’Unité Centrale de Lutte contre le Terrorisme (UCLAT) produit une évaluation de la menace terroriste destinée à l’information du ministre de l’Intérieur pour adapter les dispositifs de sécurité. Au niveau de l’État territorial, des mesures sont également prises par les Préfectures : 63 d’entre elles ont mis en place des cellules de suivi.

Les acteurs privés proviennent essentiellement des associations et des ONG qui participent au débat. La CPDSI en fait partie tout comme l’association Unismed[4] qui s’investit dans la prévention et la réinsertion, tout en faisant avancer le débat et en participant ainsi aux prises de décisions.

D’autres acteurs sont également présents, et notamment les acteurs politiques (partis, candidats, etc.). Les médias, quant à eux, offrent une vision parfois trop subjective de la radicalisation. La société civile joue également un poids important dans la création et les choix faits en terme de politiques publiques. Enfin, chercheurs et universitaires apportent une étude plus scientifique sur cette problématique.

Enfin, sur la scène internationale, il faut tenir compte des groupements régionaux, comme l’Union Européenne, et des instances internationales, comme l’ONU. On note également la présence du Centre International Hedayah qui, créé en 2011 par le Forum Global Antiterroriste (GCTF), dispose d’un siège aux Emirats Arabes Unis. Il s’agit d’une structure internationale dont les commissions sont co-présidées par des pays aussi tels que, entre autres, les Etats Unis, la Turquie, l’Australie, l’Espagne, le Maroc ou encore les Pays-Bas. Ce centre propose de nombreuses formations à destinations des États. Cet outil est cependant négligé par la France.

L’international et la déradicalisation

Les pays étrangers offrent des exemples de politiques publiques de déradicalisation nombreux et relevant d’approches différentes. Les travaux comparatifs d’A. Eldifraoui et de M. Ulhman [5] mettent l’accent sur des projets comme Hayat en Allemagne ou Aarhus au Danemark.

Hayat est un des premiers programmes de déradicalisation au monde. L’Allemagne, forte d’une expertise en la matière du fait de son histoire et la gestion des groupuscules d’extrême droite néo-nazis a su s’emparer du problème et y apporter une réponse. Le programme prône une triple approche centrée sur l’individu. L’approche émotionnelle permet d’entretenir des liens très étroits avec les familles dans le but de tisser des liens de confiance forts. L’approche idéologique se concentre sur la déconstruction des notions inculquées lors du Djihad et donc sur l’interprétation du Coran grâce à des spécialistes en théologie. Enfin, une approche pragmatique préconise un accompagnement dans les démarches administratives et d’aide à la réinsertion. Lorsque l’individu ne se trouve pas pris en charge en milieu ouvert, la VPN (Violence Prevention Network) offre un suivi particulier à travers un programme spécifique en milieu carcéral sur la base du volontariat, qui axe sa méthodologie dans une même logique qu’Hayat.

À Aarhus au Danemark, la “maison de l’information” révèle de nombreux points communs avec l’initiative Hayat. Cet espace a pour vocation de prendre en charge des individus radicalisés dans une optique d’assistance sociale. Basée sur le volontariat, cette « maison de l’information » prévoit une prise en charge individualisée préventive et une déconstruction des notions liées à un embrigadement idéologique. Cette initiative accorde une grande importance au fait de s’inscrire dans la durée afin de mener un projet durable, et non une solution rapide, prise en cas d’urgence, pour un problème temporaire. On notera que cela résulte d’une forte volonté politique et d’un travail de coopération inédit entre la société civile et les services étatiques (notamment la police). Le projet est donc crédibilisé par le soutien apporté par la société civile.

Ces deux exemples permettent de dégager une première approche des politiques publiques de déradicalisation fondée sur une logique bottom up, autrement dit “ascendante”. Cette logique préventive s’illustre à travers un traitement individuel sur la base du volontariat et la mise en avant du rôle des acteurs locaux (collectivités territoriales et associations) pour anticiper l’enrôlement et s’en défaire a posteriori. Dounia Bouzar et Marie Martin dans leur ouvrage, Méthode expérimentale de déradicalisation : quelles stratégies émotionnelles et cognitives ?[6] proposent une  méthode expérimentale de déradicalisation qui s’inscrit dans la même logique. Elles avancent l’idée selon laquelle l’embrigadement provoque une vision anxiogène et paranoïaque chez l’individu. Il est donc nécessaire, selon elles, de développer une approche émotionnelle, afin de créer un sentiment de sécurité. Parallèlement, elles observent un autre pan de l’embrigadement : celui qui relève de l’idéologie. Elles proposent donc une approche cognitive supposément plus adaptée pour palier l’éloignement du réel que l’on observe chez beaucoup d’individus endoctrinés. Isabelle Sommier décrit et préconise, elle aussi, [7] un traitement individuel et volontaire à travers un entrecroisement de plusieurs domaines d’étude (la psychologie, l’anthropologie, la sociologie, etc.). Ici encore, l’accent est mis sur la démarche volontaire de l’individu. Si cette démarche personnelle n’est pas assurée, l’individu radicalisé développe un sentiment de prise en charge “subie”.

Le cas français

La loi du 3 Juin 2016 pour « l’amélioration de l’efficacité et les garanties de la procédure pénale »[8] élargit le cadre juridique relatif à la question de la déradicalisation. Elle vise notamment à faciliter les démarches d’assignation à résidence, à autoriser les perquisitions de nuit et à supprimer l’immunité familiale en cas de non dénonciation. Cette orientation traduit un durcissement de la réponse pénale. Cette loi illustre bien davantage une logique « top down ». Cette approche s’axe davantage dans une démarche répressive et qui traite le problème “par le haut”. L’alourdissement des peines prévue par cette loi peut être considéré comme un élément de démonstration de la dynamique à l’oeuvre. Le traitement n’est pas individualisé et ne fait pas appel au volontariat.

Mises-en œuvre et évaluation des politiques publiques de déradicalisation

La mise en œuvre des politiques publiques de déradicalisation est difficile à évaluer, que ce soit en France comme à l’étranger. Trop peu d’experts de l’islam radical ont intégré les institutions françaises et internationales[9] et très peu d’études ont été fournies sur le sujet. Cela est notamment dû à l’absence de budget accordé par le ministère de l’Intérieur à la recherche, mais aussi au fait que le ministère de la Défense ne lance pas d’études sur les menaces intérieures.

Toutefois, l’évaluation des politiques publiques de déradicalisation reste possible. L’efficacité du programme de déradicalisation Hayat en Allemagne est difficile à apprécier, mais l’initiative semble fonctionner. Hayat fournit quelques données chiffrées sur ses activités. Selon le Centre d’information sur la Radicalisation allemand, Hayat avait traité 266 cas en juin 2016, dont 90 qui pouvaient être considérés comme réussis. L’expérience allemande de déradicalisation est remarquable par le degré de participation et de coopération entre acteurs issus de la société civile et de l’État. La déradicalisation en milieu ouvert accorde une place centrale à l’échange dans une logique de médiation et s’appuie effectivement sur des structures pluridisciplinaires (psychiatres, psychologues, éducateurs spécialisés, etc.).[10]

La « maison de l’information » d’Aarhus fournit également des informations sur ses activités. Selon A. Eldifraoui et M.Uhlman[11], entre fin 2010 et mars 2015, environ 160 cas ont été signalés, et 19 programmes individualisés de mentorat ont été mis en place. Au mois de mars 2015, 10 d’entre eux ont participé au programme pilote de déradicalisation. Parmi eux, trois ont demandé de l’aide pour changer d’environnement social ou déménager dans une autre ville afin de s’éloigner des milieux extrémistes. Les sept autres suivent toujours le programme. Ils ont été réintégrés à l’école ou ont obtenu une aide pour trouver un emploi. [12] L’approche danoise a donc développé des programmes largement acceptés grâce à l’intégration d’acteurs, tels que les municipalités, les communautés musulmanes et les élus locaux.

Les mesures prises par l’État français à travers le renforcement de la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et son financement ainsi que l’amélioration de l’efficacité et des garanties de la procédure pénale, ont fait l’objet de contestations. Le ministère de la Justice se trouve aujourd’hui confronté à un phénomène dont il n’avait mesuré ni la nature ni l’ampleur. Les mesures mises en place, conformément aux annonces du Premier Ministre, ont dû l’être dans l’urgence requise par les évènements de janvier et novembre 2015. Outre les exemples de l’état d’urgence, la sécurité aéroportuaire ou l’interdiction de sortie du territoire, l’Unité Dédiée (UD) est un outil emblématique des politiques publiques de déradicalisation.

Les UD sont des programmes de déradicalisation en prison qui peuvent être rapprochés des programmes en milieu carcéral offert par la VPN en Allemagne. Ces UD ont été critiquées par Adeline Hazan du CGLPL (Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté) dans la publication du Rapport sur la prise en charge de la radicalisation islamiste en milieu carcéral[13]. Ainsi, de février à mai 2016, le CGLPL a pu visiter ces unités dédiées. L’observation du dispositif a permis de constater la différence entre la théorie et la pratique. En 2015, la ministre de la Justice Christiane Taubira, expliquait que les personnes écrouées pour des faits de terrorisme lié à l’islamisme radical seraient dirigées vers ces UD, mais que les personnes repérées comme radicalisées et prônant une action violente pourraient aussi y être affectées. Lors des visites du CGLPL, les personnes déjà acteurs de faits terroristes étaient alors le seul public concerné. Cet exemple, parmi tant d’autres, nous montre bien l’écart entre la prise de décision et la mise en œuvre. On peut souligner que même la prise de décision n’a pas été si évidente : « Ces unités spécialisées pour détenus radicalisés ou en voie de l’être avaient été décidées sans grand enthousiasme par Taubira »[14] selon Le Monde et une multitude d’autres sources.

Enfin, l’expérience de l’UD de Fresnes a mis en exergue des difficultés : le choix des détenus, le mélange de prosélytes avec des détenus influençables, la formation du personnel, l’absence de programmes de déradicalisation. En avril 2016, même s’ils reconnaissaient la bonne intention du projet, plusieurs avocats dénonçaient[15]  la mise en œuvre du programme des UD par rapport à l’absence d’information sur la nature et la durée des programmes, la soudaineté des transferts – alors même que familles et avocats ne sont pas prévenus. Selon S.Pietrasanta dans son rapport La déradicalisation, outil de lutte contre le terrorisme[16], l’évaluation de la mise en œuvre des politiques publiques de déradicalisation en France montre des dispositifs dispersés avec un éclatement entre les acteurs étatiques, les préfectures, les associations ou les services sociaux. Il y a un manque de professionnalisme de la part des acteurs chargés de suivre les jeunes qui sont en voie de radicalisation, alors que des programmes de formation existent à l’étranger. Recommandé dans le rapport de la commission d’enquête sur les réseaux djihadistes en France et en Europe[17], le centre international Hedayah constitue un outil négligé par les Français. Il y a donc un manque d’action cohérent de l’État.

Pour conclure, les systèmes de déradicalisation sont des processus complexes à mettre en œuvre. Il n’existe pas de méthode unique de déradicalisation. Ces dernières années, la montée du terrorisme religieux met en évidence l’obligation des sociétés de s’adapter et de proposer des solutions en conséquence. Pour le moment, on assiste à une absence de modèle probant en matière de déradicalisation au niveau international malgré la diversité des approches. Et, il ne faut pas oublier qu’il convient de s’interroger sur les causes du radicalisme religieux et des crises identitaires, politiques ou éducatives auxquels font face les jeunes en voie de radicalisation.

Co-écrit par Louise Bougot, Marie-Lou Ferté, Eileen Mora

[1] Bouzar, D. (2014). Désamorcer l’islam radical (1st ed.). Ivry-sur-Seine : les Éd. De l’Atelier.
[2] CPDSI | Centre de Prévention contre les Dérives Sectaires liées à l’Islam. (2016). Cpdsi.fr. Retrieved 14 December 2016, from http://www.cpdsi.fr/
[3] L’Intérieur, M. (2016). DGSI. http://www.interieur.gouv.fr/Le-ministere/DGSI. Retrieved 14 December 2016, from http://www.interieur.gouv.fr/Le-ministere/DGSI
[4] unismed. (2016). unismed. Retrieved 14 December 2016, from http://www.unismed.com/
[5] El Difraoui A., Uhlmann M. (2014), « Prévention de la radicalisation et déradicalisation : les modèles allemand, britannique et danois », Politique étrangère, n° 4, p. 171-182
[6] Bouzar D., Martin M. (2016), « Méthode expérimentale de déradicalisation : quelles stratégies émotionnelles et cognitives ? », Pouvoirs 3/2016 (N° 158) , p. 83-96
URL : www.cairn.info/revue-pouvoirs- 2016-3- page-83.htm.
[7] Sommier I. (2012), « Engagement radical, désengagement et déradicalisation. Continuum et lignes de fracture », Lien social et Politiques, n° 68, p. 15-35.
[8] (“LOI n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale | Legifrance”, 2016)
[9]  GUIDERE, M. (2016). Radicalisation et Déradicalisation : conceptions et mises en oeuvre.
[10] Pietrasanta S. (2015), « La déradicalisation, outil de lutte contre le terrorisme »
[11] El Difraoui A., Uhlmann M. (2014), « Prévention de la radicalisation et déradicalisation : les modèles allemand, britannique et danois », Politique étrangère, n° 4, p. 171-182
[12] « Six jeunes ont déclaré ne pas avoir besoin d’aide. Dans un seul cas, la déradicalisation a été considérée comme un échec. »
[13] Hazan A.  (2016), « Prise en charge de la radicalisation islamiste en milieu carcéral : les unités dédiées ouvertes en 2016 »
[14] Le Monde.fr. (2016). Radicalisation en prison : le gouvernement abandonne les unités spécialisées.
[15] Hazan A.  (2016), « Prise en charge de la radicalisation islamiste en milieu carcéral : les unités dédiées ouvertes en 2016 »
[16] Pietrasanta S. (2015), « La déradicalisation, outil de lutte contre le terrorisme »
[17] Commission d’enquête sur l’organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe, par le Sénat en 2016

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