Les syndicats sont l’une des parties prenantes des politiques publiques. Si l’État a en main le pouvoir décisionnel, Burawoy [1] rappelle que les syndicats et les corps intermédiaires participent à la production des politiques publiques en ce qu’elle est définie par « des luttes menées au sein de la sphère de production sur les relations de et dans la production et régulées par des appareils de production ». Par la négociation collective ou encore par les pressions qu’ils exercent, les syndicats construisent, modèlent et modifient le cours des politiques publiques. Le dialogue entre les tenants du pouvoir, le gouvernement, les représentants locaux et les corps intermédiaires participe directement à construire ces politiques. L’interaction entre les gouvernants et les gouvernés participent à la stabilité du pouvoir politique et à la construction de sa légitimité. L’actuelle réforme de la SNCF par le gouvernement Macron en est une illustration. Le président de la République, fraichement élu, cherche à réformer la SNCF, il ne peut pas simplement décider de cette réforme, il doit la construire avec les administrés, avec les cheminots et leurs représentants, que ce soit dans un cadre souhaité (concertation, réunions) ou non souhaité (confrontation, échanges par médias interposés, mobilisation). Cette « discussion » transforme alors les politiques publiques en profondeur et participent directement à la fabrique des politiques.
Philippe Zittoun[2] a soulevé l’importance de l’utilisation du langage, de l’échange d’arguments, de la construction du discours, non comme simple outil de communication politique mais comme mécanisme induisant la production de contenu politique. La vision initiale présentée par le gouvernement sur la réforme ferroviaire construite dans un objectif de rationalisation budgétaire à travers « un modèle économique enfin équilibré », « une vision claire de l’avenir (pour les cheminots) », « des trains ponctuels » [3], s’est heurtée assez rapidement à celle portée par les syndicats de cheminots. Alors que le dialogue social se déroule à travers de nombreuses concertations entre le gouvernement et les syndicats, les deux camps se livrent en réalité à une guerre de langage pour caractériser cette réforme et tentent chacun de leur coté de construire les coalitions les plus larges pour défendre leur caractérisation de cette réforme que ce soit sur la définition du problème (I) ou la solution à y apporter (II).
La définition du problème
La réforme de la SNCF est un objectif de longue date d’Emmanuel Macron. Dès sa campagne présidentielle il avait déclaré « il faut que la SNCF gagne en performance, ce qui passe par la poursuite des efforts de productivité et par une évolution des règles d’emploi des cheminots »[4]. Depuis plusieurs années, la SNCF rencontre de multiples problèmes qui détériorent la qualité de service rendu aux usagers. L’année 2017 a été particulièrement marquée par d’importantes perturbations : trains annulés ou retardés lors de périodes de forte affluence, manque d’information, ce qui a accéléré l’annonce d’une réforme. Si les difficultés rencontrées par l’entreprise ne sont contestées par personnes, ni les usagers, ni les cheminots, ni le gouvernement, le débat persiste sur les causes de celui-ci. Le problème date de plusieurs années, déjà dans en 1979 un reportage sur la SNCF concluait « il reste la formule magique qui concilie l’exigence de productivité et la mission de service public ». Pour justifier l’introduction d’une nouvelle réforme de la SNCF, le gouvernement s’emploie à définir le problème, à lui donner un « énoncé ». Ce processus permet de le faire connaitre au domaine public et de lui donner une singularité[6]. Le gouvernement pointe les difficultés quotidiennes de la SNCF et les rattache à un problème plus global lié au statut public de la SNCF. Ce processus d’ordonnancement et de mise en cohérence (Gusfield) d’une certaine réalité permet au gouvernement de faire émerger une problématique de politique publique prioritaire.
Les syndicats n’ont pas cherché à nier les problèmes de la SNCF mais ont pris le contre-pied de l’analyse gouvernementale sur l’identification des responsables et des causalités. La constitution de l’énoncé du problème, du côté gouvernemental ou syndical, est passé par un travail d’étiquetage, d’identification de victimes, de désignation des causes et des responsables, des impacts de ces problèmes sur le futur et de la possibilité de solutions immédiates [7]. Pour légitimer son analyse, gouvernement s’est appuyé sur le « Rapport sur l’avenir du transport ferroviaire » de Jean-Cyril Spinetta [8] et a ainsi soulevé le problème de la dette, du statut des cheminots trop protecteur, du manque de concurrence dans le transport ferroviaire, désignant l’absence de courage des anciens gouvernements qui ont laissé mourir un modèle non viable, faisant des usagers les victimes d’un transport ferroviaire qui échoue dans ses missions d’efficacité. Il propose donc une réforme rapide, par ordonnance, pour une solution immédiate. Pour les organisations syndicales, le problème est tout autre : c’est le manque d’entretien des voies, le désengagement financier de l’État et une gestion contestable qui est responsable des incidents. Dès les premières concertations, ce désaccord apparait et il devient nécessaire pour chaque partie de renforcer la légitimité de leurs analyses et pour les organisations syndicales de porter un message unitaire. C’est en ce sens que dès le lendemain des annonces gouvernementales, une réunion intersyndicale a eu lieu [9] pour porter une analyse commune et renverser le discours gouvernemental.
L’énoncé et la mise à l’agenda du problème « SNCF », constitue pour le gouvernement une « Arme politique (…) qui donne à voir une société en désordre [10]». Les coalitions syndicales créées pour mener la bataille d’opinion par l’argumentaire et la persuasion participent à la fabrique des politiques publiques, que ce soit sur l’énoncé du problème comme sur la proposition de solutions.
Les solutions à apporter
Face à ces problèmes, l’objectif de chacun des acteurs est d’apporter une solution, de remettre en ordre le désordre créé par l’énoncé du problème. La conflictualité entre le gouvernement et les organisations syndicales se poursuit ainsi sur les solutions à apporter aux difficultés rencontrées par la SNCF. Chacune des parties cherche à se rapprocher le plus possible de la vérité en faisant les démonstrations de la pertinence de leurs propositions à travers des chiffres, des rapports d’experts, des références à des institutions comme la Cour des Comptes. D’un côté le gouvernement a appuyé ses propositions concernant la remise en cause du statut des cheminots par le rapport Spinetta, de l’autre certains syndicats de cheminots ont constitué un rapport alternatif proposants d’autres solutions aux difficultés de la SNCF [11]. La construction de ces solutions n’émerge donc pas d’une rationalité parfaite, et la solution choisie n’est pas l’illustration d’une vérité absolue mais sera l’aboutissement de la confrontation entre les deux parties, que ce soit par un compromis choisi (concertation) ou forcé (rapport de force). Le tenant des politiques publiques pratiquera ainsi, ce que Simon [12] appelle un « bricolage cognitif », en reprenant différentes propositions en fonction des valeurs, des croyances et des pressions exercées.
Pour être en mesure de propager la solution qui sera choisie, l’acteur public a besoin de constituer une coalition assez large qui lui donnera l’assise nécessaire pour la mettre en œuvre. Si sur l’analyse des problèmes, les avis divergent, sur les solutions, deux camps émergent assez clairement et s’opposent. Le premier souhaite l’ouverture à la concurrence et donc la suppression du statut des cheminots, alors que le second demande la sauvegarde du service public et un réinvestissement public fort. Les sondages et les médias cherchent à connaitre le rapport de force entre ces deux opinions et de nombreux sondages expriment cette binarité. La course à l’opinion majoritaire est l’une des résultantes de la recherche de constitution de coalitions d’opinions. Pour gagner cette majorité, les organisations syndicales misent sur l’unité. Les préavis de grève sont déposés à plusieurs syndicats, les appels à manifestation également, plus l’énoncé est similaire plus il trouve une légitimité forte. Ces coalitions s’étendent plus largement, et les syndicats cherchent à s’appuyer sur des soutiens dans les médias, dans le monde académique et politique. Benoit Hamon, François Ruffin, Pierre Laurent, Olivier Besancenot, Éric Coquerel [13] ont ainsi communiqué sur leur déplacement commun dans le nord de la France pour rencontrer des délégations cheminotes ensemble. Par cette interaction, à travers la confrontation d’argumentaires, les discussions, la persuasion et la diffusion [14], les solutions sont légitimées et parviennent à émerger dans le débat public.
Cette interaction conduit à l’évolution de l’énoncé des solutions, à un changement du discours tant des syndicats que du gouvernement. Sur le conflit à la SNCF, le gouvernement a annoncé plusieurs changements, notamment sur la méthode de mise en œuvre de la politique publique en renonçant à l’utilisation des ordonnances au profit d’un débat en plénière à l’Assemblée Nationale. D’autre part, la ministre des transports a annoncé une inflexion de ses positions concernant la remise en cause du statut des cheminots en garantissant le maintien du statut pour les cheminots qui en bénéficient actuellement et qui, du fait de l’ouverture à la concurrence seraient embauchés par d’autres entreprises au statut privé. Enfin, Edouard Philippe a annoncé la possible reprise de la dette par l’Etat. Ces inflexions ont pour objectif de faire évoluer les coalitions et tel un jeu de vase communiquant de fragiliser le camp adverse.
Pour garantir sa légitimité, la réforme de la SNCF fait appel à différents instruments pour mettre en place une politique publique qui répond à un problème identifié. La coalition des acteurs issue de la confrontation discursive y joue un rôle central : aucune proposition n’émerge si elle n’est pas portée par un certain nombre d’acteurs que ce soit du côté du gouvernement ou des organisations syndicales. Après avoir nommé et identifié le problème, les différents acteurs se confrontent sur la solution à propager. Pour y arriver, les différentes coalitions doivent avoir un argumentaire convainquant mais également afficher la meilleure solution face aux désordres à résoudre. Comme le disent Latour [15] et Callon [16], les « faits scientifiques » se consolident « grâce à la construction des réseaux qui les portent ». Au centre de cette construction, le discours joue une place importante puisqu’il permet aux humains de s’accorder et de structurer une idée collective. En ce sens, le langage, la construction de discours, deviennent des outils de la construction et de la rationalisation des politiques publiques comme le démontre l’approche pragmatique de Philippe Zittoun [18]. Après l’énoncé des problèmes et des solutions à apporter la réforme de la SNCF en est à la phase de la décision. Les semaines qui viennent s’annoncent particulièrement chargées puisque la bataille des idées est en cours et la solidarité affichée pour le camp syndical n’a jamais été aussi élevée.
Marthe CORPET et Lilâ LE BAS
Références
Bourdieu P., Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001
Burawoy M. (1985), The Politics of Production, London, Verso. In, Hyman Richard et Grumbell MacCormick Rebecca,Syndicats, politique et partis : une nouvelle configuration est-elle possible ?, Revue de l’IRES, 2010/2.
Burdeau P., La politique au pays des merveilles, paris PUF, 1979
Callon M., « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des Coquilles Saint Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint Brieuc », l’Année sociologique, 36, 1986, p. 169-208
De Saussure F., C. Bally et A. Sechehaye, Course in Général Linguistics, New York, Mcgrawhill, 1986
Dewey J., le public et ses problèmes, Pau, publication de l’université de Pau, éditions Léo Sheers, 2003
Edelman C.M., Pièces et règles du jeu politique, Paris, Seuil, 1991
Foucault M., l’Ordre du Discours, Paris, Gallimard, 1971.
Gusfield J., The culture of public problems. Drinking-driving and the symbolic order, Chicago, Chicago university press, 1981.
Latour B., « Aramis ou l’amour des techniques », Paris, La Découverte, 1993.
Lindblom C., The policy making process, Englewood Cliffs (N. J.) Prentice-Hall, 1968.
Perelman et L. Olbrecht-Tyteca , La nouvelle Rhétorique. Traité de l’argumentation, Paris, PUF, 1958.
Simon H., Administration Behavior, New York (N.Y.), Macmillan, 1948.
Zittoun Ph., La fabrique des politiques publiques, une approche pragmatique de l’action publique, Les presses de Science Po, 2013
Zittoun Ph., La fabrique des politiques publiques. Gouvernement et action publique, Presse de science po, 2014, 3 (3), p. 129-13
Notes
[1] Citation de Burawoy M. (1985), The Politics of Production, London, Verso. In, Hyman Richard et Grumbell MacCormick Rebecca,Syndicats, politique et partis : une nouvelle configuration est-elle possible ?, Revue de l’IRES, 2010/2.
[2] Philippe Zittoun, La fabrique des politiques publiques, comme approche pragmatique de l’action publique, Les presses de Science Po, 2013.
[3] Citations du discours de Edouard Philippe, lors de la présentation de la méthode et du calendrier de la réforme ferroviaire le 28 février 2018, suite à la publication du rapport Spinetta.
[4] Interview d’Emmanuel Macron pendant la campagne présidentielle pour le Think Tank TDIE
[5] Joseph Gusfield, The culture of public problems. Drinking-driving and the symbolic order, Chicago, Chicago university press, 1981.
[7] Les cinq étapes de la construction de l’énoncé du problème ont été établis par Philippe Zittoun cf supra
[8] Les Echos, « SNCF : les propositions explosives du rapport Spinetta », Lionel Steinmann, le 15/02/2018 :
[9] Article de France info sur la réunion intersyndicale suite aux annonces du gouvernement
[10] Philippe Zittoun, cf supra
[11] Simon H. A., Administration Behavior, New York (N.Y.), Macmillan, 1948.
[12] http://www.liberation.fr/france/2018/04/05/a-gauche-le-train-de-l-union-sort-du-tunnel_1641382
[14] Perelman C. et Olbrecht-Tyteca L, La nouvelle Rhétorique. Traité de l’argumentation, Paris, PUF, 1958.
[15] Latour B., « Aramis ou l’amour des techniques », Paris, La Découverte, 1993.
[16] Callon M., « éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des Coquilles Saint Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint Brieuc », l’Année sociologique, 36, 1986, p. 169-208
[17] Philippe Zittoun cf supra