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La généralisation des outils numériques et la relation usagers-administration

La simplification administrative a été une constante de la politique de l’État. Ce dernier a toujours voulu rentrer dans l’ère du numérique. Les TIC sont devenues les leviers « inéluctables » d’une transformation profonde du fonctionnement des services de l’État, appelées à devenir le support privilégié des relations entre administrations et administrés.

Des TIC à la dématérialisation : une politique volontariste de l’État

Les politistes situent le point de départ marquant la préoccupation de l’Etat de mieux utiliser le service public au service de tous les citoyens dans les années 1980-1990.[1]  Les premiers véritables services publics en ligne démarrent en 1997, année du plan Jospin. En 1998 est lancé le premier site administratif « Admifrance » qui fournit de l’information mais permet aussi de télécharger des formulaires. Lui succède en 2000 le portail « service-public.fr » permettant l’accès en ligne à tous les services publics. Mais c’est en 2012, année tournante de la dématérialisation, que l’État entreprend l’idée de moderniser la fonction publique par le numérique. Cette nouvelle organisation s’était fixée l’objectif d’assurer la cohérence et l’efficacité de l’action publique.

L’une des premières initiatives fût de créer le Secrétariat Général pour la Modernisation de l’Action Publique (SGMAP), pierre angulaire de la réforme de l’État. Ce dernier va accompagner le gouvernement en encourageant les acteurs publics à s’approprier de nouvelles manières de concevoir et mener les politiques publiques. Avec le citoyen au centre de la réforme, le SGMAP œuvre pour une action publique plus performante, et développe puis diffuse le numérique au sein de l’administration pour ajuster les services aux besoins et aux usages des citoyens. Dans cette perspective, le gouvernement a engagé en septembre 2014 une revue des missions de l’État. Cette méthode est innovante et inédite. Tout en s’appuyant sur les travaux existants (rapports parlementaires, politiques évaluées par le SGMAP…), l’ensemble des parties prenantes a été consulté (agents, collectivités territoriales, bénéficiaires de services publics qu’ils soient citoyens ou entreprises).

Le gouvernement a affiché un fort souhait de développer les services publics numériques et d’en favoriser l’utilisation. Par conséquent, ils ne cessent de se développer (services en ligne, applis smartphone, échanges de données dématérialisées…). Plus de simplicité, d’efficacité et de réactivité, les bénéfices pour l’usager sont nombreux : accessibilité quelle que soit sa situation géographique, avec un système d’information instantané et des outils intuitifs. Côté administration, la dématérialisation permet de supprimer l’archivage papier obligatoire et d’optimiser le traitement des dossiers, tant dans leur temps et leur coût, que dans la qualité du suivi. Un tableau de bord annuel, publié pour la première fois en 2014 et piloté par le SGMAP, permet de suivre l’utilisation de ces démarches et la satisfaction de l’usager.

L’impact du processus de dématérialisation : un changement de paradigme affectant la relation usagers/administration

La généralisation de ces outils numériques n’est pas sans entraîner une mutation dans la relation entre l’administration et ses administrés. Les chiffres fournis par la dernière enquête du SGMAP en avril 2016 démontrent une utilisation croissante de ces outils par les particuliers (¾ des répondants affirment avoir fait leurs démarches en ligne) qui, tout comme les entreprises de plus de 10 salariés, sont satisfaits (respectivement à 90% et 74%) tandis qu’une baisse de satisfaction de 3 points a été constatée chez les entreprises de moins de 10 salariés (78%). Ces chiffres tendent à être relativisés eu égard à l’absence de précision sur la sélection de l’échantillonnage interrogé (quelle tranche d’âge / zone géographique ?), questionnant ainsi la pleine représentativité du panel (37% de répondants uniquement).

Toutefois, une autre enquête menée par Eurogroup portant sur la perception qu’ont les agents administratifs du processus de dématérialisation nuance la satisfaction générale soutenue par le SGMAP. Même si, là encore, sa représentativité est relativement faible (778 réponses sur 7000 agents interrogés), elle permet de mettre en exergue plusieurs résistances.

En premier lieu, la crainte pour les agents de perdre le contact humain avec les usagers (55%). En effet, une dépersonnalisation de l’action publique est dénoncée par de nombreux acteurs. Par les demandeurs d’emploi via une « fronde des chômeurs contre le 100% numérique » en 2017 et leur refus d’être « un simple numéro ». Par le syndicat CGT du Conseil départemental de la Loire-Atlantique qui soutient la lutte des demandeurs d’emploi contre la dématérialisation de l’inscription administrative et du traitement de la demande d’allocation,  signifiant en filigrane la fermeture « pure et simple des agences d’accueil ». Ou encore par les syndicats de Pôle-emploi SNU-FSU, FO, la CGT et Solidaires, qui redoutent notamment la quasi disparition du métier de conseiller chargé de l’indemnisation et ont appelé les agents à des débrayages en mars 2017. Cette peur de la déshumanisation du service public est aussi résumée par Marc Grassin et Brigitte Minette-Tiberghien, dans leur analyse des enjeux soulevés par le futur de la relation aux usagers des services publics.

Les agents administratifs craignent également de devoir changer leurs méthodes de travail (57%) et de subir une réduction d’effectif (51%). Ces appréhensions conduisent à une certaine résistance au changement pouvant altérer l’efficience du processus de dématérialisation. Cette dernière a entraîné une mutation des pratiques managériales au sein du secteur public impliquant l’utilisation de méthodes issues du privé, dont le New Public Management basé sur le rapport coût/efficacité. Les technologies numériques sont aujourd’hui au centre des structures organisationnelles des gouvernements ; ne se dirige-t-on pas vers l’émergence d’un nouveau modèle d’administration publique, la « digital-era governance » basée sur une culture du résultat ?

D’autres résistances liées à l’utilisation d’internet et sa sécurité soulèvent de nouvelles interrogations. Comment garantir la continuité du service public face à un éventuel dysfonctionnement d’internet ? Même si le Réseau interministériel de l’État a été créé notamment dans cette optique, cette question ne trouvera de vraie réponse qu’à l’aube d’un dysfonctionnement grave d’internet.

La collecte des données faite par les outils de dématérialisation entraîne à son tour des problématiques : comment fixer la limite entre transparence des individus et respect à la vie privée ? Certains usagers sont réfractaires à l’idée d’utiliser les services de l’état en ligne par crainte d’être « pistés » par ce dernier quand d’autres, comme les entreprises du Cindex, craignent que leurs données confidentielles tombent entre les mains de la concurrence.

Le traitement des données collectées, adapté aux exigences numériques, devient beaucoup plus personnalisé et prédictif ; dès lors, ne se dirige-t-on par vers une remise en cause du principe d’universalité du service public ? L’égalité des usagers face à celui-ci peut-elle être garantie quand le traitement dont font l’objet les données collectées proposent des services personnalisés ?

Le stockage d’un nombre indicible d’informations questionne également sur l’importance de l’utilisation du big data avec l’utilisation d’algorithmes permettant de gérer le flux de données entrant. De plus en plus, des décisions pourront être prises de manière automatique en fonction de ces algorithmes mais ce système est-il fiable ? Une erreur de conception ou de compréhension de ceux-ci ne risque-t-il pas d’entraîner de nouveaux types de dysfonctionnements auxquels l’administration n’est pas préparée ?

Cet enchaînement de questions nous conduit à nous interroger sur une problématique plus globale : l’administration va-t-elle, sur le long terme, se diriger vers une action publique algorithmique ? Ce sont tant d’enjeux auxquels le président Macron est confronté aujourd’hui. En effet, il souhaite inscrire dans son quinquennat une réforme de l’action publique. Sa volonté est de « simplifier tout ce qui doit l’être et numériser tout ce qui peut l’être ».

Action publique 2022 : une méthode de consultation innovante

C’est pour servir cet objectif que la Circulaire Action Publique 2022 du Premier ministre a été publiée en septembre 2017. Cette mesure prévoit deux grands axes. D’une part, que les décisions partent du terrain en reconnaissant aux agents la capacité d’innover et d’inventer leurs futurs outils et procédures, dans le but de déployer l’action publique de manière différenciée, personnalisée et adaptée aux besoins des usagers. En la rendant plus efficace et plus accessible, la promesse d’égalité républicaine sera tenue (cf. conception de France-Visas). D’autre part, parachever la transformation du service public en simplifiant les démarches et recentrant l’action des agents sur l’accompagnement des usagers, par la création d’un compte citoyen en ligne rassemblant tous les droits sur une même interface.

Le gouvernement a l’ambition d’offrir aux français 100% de services dématérialisés d’ici 2022. Gérard Darmanin, ministre de l’Action et des Comptes Publics prévoit un coût de 9 milliards d’euros à étaler sur cinq ans auxquels s’ajouteraient les fonds européens pour l’innovation. Le gouvernement a souhaité inscrire cette réforme dans la concertation en permettant à tous les acteurs concernés d’avoir une voix au chapitre. On retrouve ainsi cinq formations classiques formées de technocrates et des principaux acteurs institutionnels. La nouveauté a été d’inclure dans les discussions trois formations modernes. Les groupes de travail, ayant des enjeux et des objectifs propres, composés de représentants professionnels ou d’acteurs de l’une des 21 politiques publiques dégagées par le gouvernement. Le J22 (Comité Jeunes) composé de jeunes actifs, d’étudiants et de start-uppers (dont certains ont moins de 25 ans), sont pour la première fois entendus et réfléchissent à des pistes de transformation durable du service public. Le forum de l’Action Publique, consultation publique destinée aux agents et aux usagers, permet de proposer et d’intégrer des outils qu’ils maîtriseront et dont l’utilité aura été reconnue. Cet outil a suscité leur engouement.

Cette démarche participative rompt avec le procédé « top-down » qui avait pour défaut d’imposer aux agents des mesures inadéquates pensées par les technocrates et démontre une volonté croissante de l’Etat de « transformer le fonctionnement de la démocratie »[2] avec l’émergence du concept de Civic tech, qui rassemble les technologies et dispositifs basés sur la technologie numérique visant à renforcer la participation démocratique ; c’est le cas des Gov tech, gage de l’empowerment des citoyens dans la prise de décisions du gouvernement à travers des plateformes dédiées.

Si l’enjeu de la réforme est de moderniser les services publics par un outil 100% numérique, elle doit également veiller à assurer aux usagers une écoute par la conservation du lien direct avec les agents, la protection des données personnelles par un outil sécurisé et la prise en compte des difficultés quotidiennes que peuvent rencontrer les différents acteurs qui y prennent part.

Fiona INACIO, Kate LAFOLE et Fathima MOUGAMADOU

Références

Ouvrages :

DUPUY François (2011), Sociologie du changement : pourquoi et comment changer les organisations, Stratégies et management, Dunod, France, 17 janvier 2011, 304 pages.

Michel Le Clainche, « La modernisation de l’action publique (MAP) n’est pas la poursuite de la RGPP », Revue française d’administration publique 2013/1 (n°145), p.203-208

Rapports :

Enquête sur la perception du numérique par les agents administratifs, EUROGROUP CONSULTING, 2014

Etude : Big Data et Action publique, Boris CHABANEL, 2016

Tableau de bord des services publics numériques, SGMAP, 2017

L’action publique et sa modernisation : constat « alarmant » de l’action publique et réflexion sur la façon de la réformer, consulté en ligne le 7 mars 2018 : < http://tnova.fr/rapports/l-action-publique-et-sa-modernisation-la-reforme-de-l-etat-mere-de-toutes-les-reformes >

Liens internet :

BOURGEOIS Marie-Pierre, CAP 2022 : Edouard Philippe lance la grande réforme de l’action publique (2017), La Gazette des communes, consulté en ligne le 7 mars 2018 : < http://www.lagazettedescommunes.com/529486/cap-2022-edouard-philippe-lance-la-grande-reforme-de-laction-publique/ >

ROLLAND Sylvain, L’Etat 100% numérique de Macron coûtera 9,3 milliards d’euros (2017), La Tribune, consulté en ligne le 7 mars 2018 : < https://www.latribune.fr/economie/france/l-etat-100-numerique-de-macron-coutera-9-3-milliards-d-euros-751606.html >

L’action publique se transforme(2018), SGMAP, consulté en ligne le 7 mars 2018 : < http://www.modernisation.gouv.fr/laction-publique-se-transforme/avec-les-administrations-et-les-operateurs-publics/le-petit-dico-daction-publique-2022 >

L’administration change avec le numérique, SGMAP, consulté en ligne le 7 mars 2018 : < http://www.modernisation.gouv.fr/ladministration-change-avec-le-numerique >

MAZON Romain, Big data et action publique algorithmique sont-ils solubles dans les valeurs de services publics (2015), La Gazette des communes, consulté en ligne le 7 mars 2018 : < http://www.lagazettedescommunes.com/357647/big-data-et-action-publique-algorithmique-sont-ils-solubles-dans-les-valeurs-de-services-publics/ >

MABI Clément, Les Civic tech. Trois familles pour réinventer les démocraties via le numérique (2017), Culture mobile, consulté en ligne le 7 mars 2018 : < http://www.culturemobile.net/visions/clement-mabi-civic-tech >

Interview de Laure de la Bretèche, Secrétaire générale pour la modernisation de l’action publique (SGMAP), consulté en ligne le 7 mars 2018 : < https://www.youtube.com/watch?v=vO_EP336x5I >

[1] Version française du rapport “Red Tape to Smart Tape : Administrative Simplification in OECD Countries (2013)

[2] Clément MABI « Les Civic tech : trois familles pour réinventer la démocratie via le numérique », 24.05.2017

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