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Le « virage ambulatoire » de l’hôpital : de la communication ou une vraie politique de santé ?

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Entré le matin à l’hôpital, le patient opéré ressort le jour même : c’est le principe de l’ambulatoire. Ici dans le service de cardiologie d’une clinique de Rome, en Italie.
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Yves Palau, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

À l’hôpital, les soins en ambulatoire, c’est-à-dire sans que le patient y passe la nuit, sont encouragés depuis plusieurs années. « D’ici à 2022, je souhaite porter la médecine ambulatoire à 55 % et la chirurgie ambulatoire à 70 % », contre 43 % et 54 % aujourd’hui, déclarait la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, à l’automne 2017.

Ce changement dans la manière de soigner, qualifié de « virage ambulatoire », vise à la fois à délivrer de meilleurs soins et à diminuer leur coût. Deux spécialistes de notre système de santé se sont rapprochés pour l’analyser dans un livre publié récemment aux Presses de l’EHESP, Les fondements du virage ambulatoire. Maurice-Pierre Planel est président du Comité économique des produits de santé, organisme chargé notamment de fixer le prix des médicaments. Frédéric Varnier est directeur général adjoint de l’Institut Gustave Roussy, le centre anti-cancer parisien.

Ensemble, ils développent une thèse intéressante. Ce qu’on présente comme un simple « virage » constitue, selon eux, une réforme complète de notre politique de santé. Celle-ci implique en particulier de coordonner les interventions entre la médecine de ville et la médecine hospitalière tout au long des étapes de la prise en charge du patient. On peut toutefois se demander s’il ne s’agit pas, avec le « virage ambulatoire », d’habiller de grands mots une simple réduction du nombre de lits voulue pour des raisons économiques.

Les citoyens veulent être pris en charge en dehors de l’hôpital, le plus possible

Notre système de santé doit prendre en compte deux évolutions conjointes. Celle des besoins des citoyens : allongement de leur espérance de vie, vieillissement général de la population, dépendance accrue. Et celle de leurs souhaits : prévenir les maladies plutôt que devoir les guérir, être pris en charge en dehors de l’hôpital le plus possible, recevoir une meilleure éducation à la santé. Cela implique rien moins que la refondation du système, qui passerait notamment par le « virage ambulatoire ».

Ce concept mobilisé par les pouvoirs publics désigne en réalité deux choses différentes. D’une part la création de parcours de soins sans rupture entre la médecine de ville et l’hôpital. Et d’autre part, les transformations que ces parcours entraînent sur le fonctionnement de chacun de ces deux pôles de notre système de santé.

De nouvelles formes de prise en charge sont ainsi expérimentées à l’hôpital, telles que les interventions chirurgicales avec une hospitalisation d’un maximum de 12 heures, ou encore des soins de suite et de réadaptation assurés pour partie à domicile.

La maison de santé, une rupture avec l’exercice solitaire de la médecine

Des transformations sont également à l’œuvre – ou, plus souvent, envisagées – au sein de la médecine de ville. On retrouve là des pistes d’évolutions ayant en commun de rompre avec l’exercice solitaire de la médecine de ville, telle que la création de centres de santé, de maisons de santé ou de plates-formes territoriales qui informent, aident et soutiennent les médecins traitants confrontés à des patients aux pathologies complexes en vue de leur maintien à domicile.

Une dernière évolution, conséquence logique des deux précédentes, concerne la territorialisation de l’organisation des soins, c’est-à-dire leur adaptation aux réalités sociologiques, démographiques et spatiales d’un territoire donné. Celle-ci apparaît comme un préalable à la mise en place de ce qu’on appelle la « médecine de parcours », c’est-à-dire la prise en charge structurée et continue du patient par différents intervenants au plus près de chez lui. Elle est censée permettre de réduire les dépenses et assurer de meilleurs soins.

Les deux auteurs du livre cité plus haut sont des acteurs engagés dans la politique publique du « virage ambulatoire ». Maurice-Pierre Planel et Frédéric Varnier ont été conseillers de Marisol Touraine lorsqu’elle était ministre de la Santé de 2012 à 2017. Dès lors leur ouvrage apparaît aussi comme un témoignage non pas tant sur cette expérience politique – les auteurs restant très discrets sur ce point – que sur les représentations à l’œuvre parmi ces hauts fonctionnaires « passés en politique ».

Ces représentations se fondent sur une vision « rationnelle » de l’action publique. Dans leur esprit, ce sont les problèmes objectivement constatés, qualifiés de « défis » posés à notre système de santé, qui induisent des transformations « souhaitables » donnant sens à l’action publique. Une approche classique que les spécialistes de politique publique désignent par le terme de problem solving.

Cette approche a le mérite d’être intellectuellement rassurante car elle semble cohérente. Cependant, elle décrédibilise d’autres approches qui voient dans les politiques publiques des espaces d’affrontement entre différents intérêts. On peut lire à la fin de l’introduction du livre :

« L’ampleur des mutations à venir constitue un défi mais aussi une chance pour qu’au niveau le plus proche des réalités de santé, chacun dépasse les grilles de lecture et postures défendues par les organisations syndicales ou représentatives et définisse une approche pragmatique des organisations de santé. »

Or on sait que le pragmatisme est aussi une posture et que personne n’a le monopole de la rationalité.

Le virage ambulatoire existe-t-il vraiment ?

On peut se demander, au fond, si le « virage ambulatoire » existe vraiment, ou s’il s’agit d’une construction artificielle. Pourrait-il notamment constituer un « référentiel » comme le définit le politiste et directeur de recherche au CNRS, Pierre Muller ? Dans Les politiques publiques (PUF, 2015) il a écrit :

« Élaborer une politique publique revient à construire une représentation, une image de la réalité sur laquelle on veut intervenir. C’est en référence à cette image cognitive que les acteurs vont organiser leur perception du système, confronter leurs solutions et définir leurs propositions d’action : on appellera cet ensemble d’images le référentiel d’une politique. »

Certains passages de l’ouvrage laissent à penser qu’il faut prendre le « virage ambulatoire » au sérieux. Le « virage ambulatoire » condenserait ainsi en deux mots tout à la fois une vision des principaux défis en matière de santé publique, une manière de penser les solutions et l’axe des propositions de transformation des politiques de santé.

Pour autant, le « virage ambulatoire » est parfois réduit au rang d’« expression » par les auteurs qui évoquent ses contours « flous » et « une certaine ambiguïté ». On peut alors imaginer de la part des pouvoirs publics un usage plus cosmétique du terme. Le « virage » relèverait ainsi davantage d’une politique de communication permettant d’habiller de neuf de vieilles politiques, en l’occurrence pour mieux justifier des politiques contestées depuis longtemps comme la réduction du nombre de lits dans les hôpitaux.

Là encore, les auteurs rendent possible cette interprétation par le lecteur en écrivant : « Pour accompagner l’objectif de réduction capacitaire, les pouvoirs publics ont progressivement construit un discours sur la nécessité de promouvoir l’activité ambulatoire ». Le « virage ambulatoire » présente un aspect séduisant – qui ne souhaite pas réduire au minimum son séjour à l’hôpital ? – et « concilie ce qui, dans les esprits, paraît antinomique : la réduction des coûts et la qualité des soins ». Reste à savoir si cette conciliation est possible dans la réalité, ou simplement dans l’esprit des spécialistes de la communication.

Yves Palau, Maître de conférences en science politique, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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